Parfois, il est difficile d’ignorer l’alignement des planètes. J’aime les synchronicités parce que j’aime interpréter, j’aime les fils narratifs, j’aime le sens qui émerge du chaos comme j’aime le chaos qui émerge du sens. Est-ce que le souffle qui conduit les êtres est aussi dans les sphères ? Je ne crois pas vraiment que l’univers me parle, je ne crois en aucune instance qui tire les ficelles, je sais que l’intentionnalité que j’y trouve est la mienne seule : c’est justement là tout l’intérêt de la chose. Chaque synchronicité perçue est une poignée de signaux qu’on a choisi de remarquer plutôt que d’autres parmi les milliers dont nous sommes bombardés en permanence ; chaque synchronicité est donc la manifestation d’un désir, avoué ou non.
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La Mort Propagande

Quand je m’attelle à cette troisième édition de La Mort Propagande (en mars 2024, gloups), j’attends avec impatience la sortie de nouveaux albums de Darkthrone, d’Einstürzende Neubauten et même – retour miraculeux que plus personne n’attendait – de Mütiilation. Un alignement des planètes assez exceptionnel pour que même une adepte de la vie dans le passé dans mon genre tique et en vienne à se poser l’épineuse question de Dale Cooper à la fin de Twin Peaks : « What year is this ? » On est en quelle année, là, exactement ?
Infidèles
« Qui sait, après tout, si la forme la plus active de l’adoration n’est pas le blasphème par amour,
qui serait la prière de l’abandonné ? »
Peut-être bien qu’« Apokatastasis Pantôn » a été mon introduction au black metal, le seuil, mais la chronologie est floue. Mes souvenirs d’écouter Paracletus en boucle, fascinée, sont en revanche très clairs : et c’est clair qu’il m’apparaissait, limpide, utilisant un langage que je n’avais jamais entendu mais que je comprenais comme si je l’avais parlé depuis toujours. Pour des raisons bassement matérielles, je l’ai laissé de côté pendant quelques années, et je m’y suis remise cet été. Cet album dont je connaissais encore par cœur chaque note, chaque inflexion, chaque torsion m’a laissée encore plus abasourdie qu’à l’époque. Il m’aura fallu une grosse décennie à écouter du black metal, à explorer, dépiauter, aimer profondément le genre, pour prendre conscience non pas de la révérence incomparable de Paracletus – elle est évidente – mais de son irrévérence, ce qu’il a de bizarre, d’iconoclaste, d’infidèle.
Lire la suiteHerbes du diable II
Conversation avec Dylan Carlson
et Adrienne Davis
Autour du solstice d’été 2022, Earth a joué à Bruxelles, dans une salle située au milieu d’un ancien jardin botanique. Les aconits y étaient en fleur, somptueux et menaçants, bleus comme des hématomes : de quoi en faire l’écrin parfait pour le dernier album en date du duo, Full Upon Her Burning Lips, ses riffs en volutes et ses plantes de sorcières. Quelques jours plus tard, c’est dans un parc luxuriant à Anvers que Dylan Carlson, le fondateur et guitariste du groupe, a fait un concert solo, parmi les sculptures et la végétation du musée Middelheim. Nous nous étions mis d’accord pour y faire une interview.
Earth n’a pas besoin de présentation : des premières pierres angulaires du drone metal à la résurrection du groupe au tournant de l’an 2000 en passant par les tribulations de Carlson pendant les années 1990, son impact sur la musique contemporaine en général et le metal en particulier s’est au fil du temps révélé aussi profond que vrombissant. Ce statut de groupe culte n’a cependant pas détourné Carlson de sa voie : il est toujours resté fidèle au minimalisme, à la lenteur, et bien évidemment, au riff. Entre son rythme de plaque tectonique, son nom chthonien (chipé à Black Sabbath, qui ne l’est évidemment pas moins), ses albums envoûtants plein de pentacles, de sortilèges et d’invocations et ses superbes pochettes forestières, il y avait évidemment matière à discuter.
La batteuse Adrienne Davies s’est jointe à la conversation – car oui, ils ont aussi joué des morceaux de Earth ce soir-là, et entendre « Descending Belladonna » en tout petit comité, sous des frondaisons effleurées par la brise du soir et un soleil déclinant est une expérience que je ne suis pas près d’oublier – et nous avons parlé de l’histoire du groupe et de ses derniers développements. Généreux et complices, capables tant de terminer les phrases l’un de l’autre que de se contredire, les deux musiciens incarnent à la perfection le flux musical singulier qu’ils invoquent, décrivent, et qui coule comme de la sève dans toutes leurs créations…
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2. « WHAT IF I LOOKED INSIDE?
WHAT WOULD I SEE ?
YOUR THOUGHTS, YOUR HEART OR YOUR DREAMS ? »
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Cet été, alors que, sous la douche, je méditais sur la pertinence d’écrire sur la musique à l’époque de Spotify et de tout le reste, je me suis dit que j’allais créer une newsletter : le nom, le concept, l’esthétique me sont venus d’un coup ; il ne me restait plus qu’à écrire (problème épineux et récurrent). Depuis, j’ai bien réfléchi à tous mes projets entamés et tombés à l’eau, j’ai reçu une facture de WordPress pour un blog mis à jour exactement 0 fois cette année et la précédente, et je me suis surprise à lire avec passion et via googletranslate un post de 2012 sur Autobiography of Red d’Anne Carson trouvé sur un blog suédois alors que je cherchais à écouter – en vain – une vieille cassette de Vissovasso (j’y reviendrai). A-t-on vraiment fait mieux que les bons vieux blogs ? Est-ce que ce n’est pas ce qui ressemble le plus à un fanzine (mètre-étalon du discours sur la musique qui m’intéresse) ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux faire avec ce qu’on a, en dépit des mises à jour épouvantables de WordPress ?
Ça doit faire une dizaine d’années que j’écris (ici et ailleurs) sur la musique mais j’ai l’impression qu’il y a une distance de plus en plus grande entre ce que je fais et mon propre rapport à ce que j’écoute. C’est moins une question de fond qu’une question de rythme. Suivre celui, particulièrement étourdissant, des sorties ne m’intéresse pas. Je passe des semaines entières à ne rien écouter qui soit sorti après mon année de naissance, ou coincée dans les années 1990, ou complètement absorbée par un sous-genre ou une micro-scène obscurs. Je ne compte plus les albums que je découvre quelques années après leur sortie, parfois trop tard, et il me faut du temps pour apprécier un disque que j’aime à sa juste valeur. Je découvre de nouvelles choses par hasard, en empruntant des chemins de traverse. Il y a trop de musique : plus que jamais, le rôle de ceux qui écrivent sur elle est de faire le tri et rendre hommage au hasard qui nous fait tomber sur le bon disque au bon moment. Lui donner un coup de pouce, idéalement.
Comme son nom l’indique, La Mort Propagande sert à prêcher la bonne parole. Au programme : des albums qui ont retenu mon attention durablement. Quatre pour se protéger de la surabondance, deux de black metal, un sorti récemment. Pour le reste : joker, je m’en remets aux associations d’idées et aux caprices du moment.
1. « SOME THINGS JUST TANGLE THE MORE YOU PULL »
Physionomie du soleil III
« Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. À plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine, mais quelque chose m’empêchait d’accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois comme les bougies que j’avais vues à l’église. Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l’Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis : “— La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil ?” Je revins par la rue Saint-Honoré, et je plaignais les paysans attardés que je rencontrais. Arrivé vers le Louvre, je marchai jusqu’à la place, et, là, un spectacle étrange m’attendait. À travers des nuages rapidement chassés par le vent, je vis plusieurs lunes qui passaient avec une grande rapidité. Je pensai que la terre était sortie de son orbite et qu’elle errait dans le firmament comme un vaisseau démâté, se rapprochant ou s’éloignant des étoiles qui grandissaient ou diminuaient tour à tour. Pendant deux ou trois heures, je contemplai ce désordre et je finis par me diriger du côté des halles. Les paysans apportaient leurs denrées, et je me disais : “Quel sera leur étonnement en voyant que la nuit se prolonge…” Cependant, les chiens aboyaient çà et là et les coqs chantaient. »
Gérard de Nerval (le compagnon rêvé des nuits d’octobre), Aurélia ou le Rêve et la Vie, 1855 (pour la version allemande illustrée par le grand Alfred Kubin, c’est ici) | Faux soleil noir et vraie couronne rayonnante | Nine Inch Nails, « Corona Radiata »
Là-bas IV
Glaciation

Sortir ce blog de l’engourdissement des longs mois de l’hiver et d’un printemps spécialement escarpé n’est pas une mince affaire. Revenir sur cette hibernation prolongée sous le soleil de plomb de juillet, est-ce bien raisonnable ? C’est qu’on en a accumulé des éclats de lumière ou d’obscurité pendant ces journées de plus en plus longues… Autant s’y atteler avant de s’abandonner – à nouveau – à la torpeur de l’été.
Les soupirs de la Sainte et les cris de la fée
« Que fera-t-il, ce soleil éternel, du firmament et de ses deux bougies renversées ? »
L’interview, qui à première vue n’est qu’une sorte de conversation totalement bénigne, est en fait un exercice un peu étrange, destiné à faire surgir des propos sinon vrais, au moins sincères, d’une situation qui ne l’est pas du tout – au contraire, elle est artificielle voire un peu malhonnête puisque l’un des deux protagonistes s’y retrouve à devoir faire des confidences à un parfait inconnu qui, cerise sur le gâteau, en sait censément beaucoup plus long sur lui que l’inverse. Grâce à d’improbables alignements de sphères célestes ou de hasards, nous nous sommes plus d’une fois retrouvées dans le rôle de celles qui posent des questions, nous épargnant l’angoisse d’avoir à trouver des réponses. Reste la position inconfortable, voisine de tant de circonstances plus ou moins anxiogènes (interrogatoire, confession, psychanalyse, Inquisition) qu’elle recoupe parfois, et la tâche ardue de devoir accomplir ce petit miracle : faire émerger le vrai du faux.
Les écueils sont nombreux ; les contraintes de temps, par exemple. Ou l’admiration. Interviewer Jarboe, demi-déesse de son état, en vingt minutes et éviter le désastre s’annonçait donc compliqué, pensions-nous en marchant à ses côtés dans une rue agitée un soir d’avril, abasourdies que personne ne se retourne sur cette créature céleste, lumineuse, frêle et drapée de blanc. Multi-instrumentiste dotée d’une voix unique et du talent rare qui consiste à savoir faire briller les autres, Jarboe créé depuis une trentaine d’années des chansons comme des cathédrales, des cryptes, des boudoirs cauchemardesques ou des autels ouatés. D’abord avec Michael Gira dans Swans et Skin, puis seule, ou avec Neurosis, Attila Csihar, A Perfect Circle, Phil Anselmo, Cobalt, Justin K. Broadrick, In Solitude, tant d’autres.
Au moment de cette interview, elle jouait avec les Italiens de Father Murphy des sortes de messes intenses et réservées. Notre prédilection personnelle va à Sacrificial Cake, album ténébreux et utérin qu’on a toujours vu – entendu – comme le pendant féminin du fameux How To Destroy Angels de Coil (sous-titré « musique rituelle pour l’accumulation d’énergie sexuelle masculine », pour ceux qui n’auraient pas suivi).
Pas le temps de parler d’accumulation d’énergie sexuelle féminine en vingt minutes, certes, mais ce court temps imparti lui a suffit pour dessiner une sorte d’éthique radicale de l’artiste à rebours de la star ou de l’objet de culte, un véritable éloge de la sensibilité, de l’obstination discrète et de l’effacement. La meilleure manière de faire émerger l’art de ses laborieuses circonstances de fabrication, de faire émerger le vrai du faux, donc, tient peut-être finalement en trois mots : se faire oublier…

©Erica George Dines
Là-bas III
Feuilles mortes

Alors qu’on a arrêté de compter les journées blanches qui se succèdent et se ressemblent – la nuit laisse place à la brume, la brume pèse toute la journée, plombée par les tourbières et l’air froid du nord – et qu’on s’y fond, bien installées dans l’hiver, on se souvient des feux de l’automne comme d’une vie antérieure. Nous voudrions vivre dans un éternel octobre, parmi les dorures baroques et le velours rouge des feuilles qui tombent, les premières morsures du froid au matin, les odeurs tendres des champignons, de la décomposition de l’humus mouillé et des feux de cheminée, cuivrées aux feux de ces longs crépuscules qui commencent dès midi. Une agonie flamboyante, qu’on voudrait sans fin. Mourir éternellement, vivre éternellement.



