La Mort Propagande

Danse Macabre - Fève D

Cet été, alors que, sous la douche, je méditais sur la pertinence d’écrire sur la musique à l’époque de Spotify et de tout le reste, je me suis dit que j’allais créer une newsletter : le nom, le concept, l’esthétique me sont venus d’un coup ; il ne me restait plus qu’à écrire (problème épineux et récurrent). Depuis, j’ai bien réfléchi à tous mes projets entamés et tombés à l’eau, j’ai reçu une facture de WordPress pour un blog mis à jour exactement 0 fois cette année et la précédente, et je me suis surprise à lire avec passion et via googletranslate un post de 2012 sur Autobiography of Red d’Anne Carson trouvé sur un blog suédois alors que je cherchais à écouter – en vain – une vieille cassette de Vissovasso (j’y reviendrai). A-t-on vraiment fait mieux que les bons vieux blogs ? Est-ce que ce n’est pas ce qui ressemble le plus à un fanzine (mètre-étalon du discours sur la musique qui m’intéresse) ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux faire avec ce qu’on a, en dépit des mises à jour épouvantables de WordPress ?

Ça doit faire une dizaine d’années que j’écris (ici et ailleurs) sur la musique mais j’ai l’impression qu’il y a une distance de plus en plus grande entre ce que je fais et mon propre rapport à ce que j’écoute. C’est moins une question de fond qu’une question de rythme. Suivre celui, particulièrement étourdissant, des sorties ne m’intéresse pas. Je passe des semaines entières à ne rien écouter qui soit sorti après mon année de naissance, ou coincée dans les années 1990, ou complètement absorbée par un sous-genre ou une micro-scène obscurs. Je ne compte plus les albums que je découvre quelques années après leur sortie, parfois trop tard, et il me faut du temps pour apprécier un disque que j’aime à sa juste valeur. Je découvre de nouvelles choses par hasard, en empruntant des chemins de traverse. Il y a trop de musique : plus que jamais, le rôle de ceux qui écrivent sur elle est de faire le tri et rendre hommage au hasard qui nous fait tomber sur le bon disque au bon moment. Lui donner un coup de pouce, idéalement.

Comme son nom l’indique, La Mort Propagande sert à prêcher la bonne parole. Au programme : des albums qui ont retenu mon attention durablement. Quatre pour se protéger de la surabondance, deux de black metal, un sorti récemment. Pour le reste : joker, je m’en remets aux associations d’idées et aux caprices du moment.

1. « SOME THINGS JUST TANGLE THE MORE YOU PULL »

Maggot Heart – Hunger

« Je sais ce que tout le monde ressent vraiment, et je respecte le centimètre ambigu
qu’il y a entre l’expression faciale et l’âme. »

Je me souviens de la sortie du premier (et dernier) album de The Oath en 2014. La mode du metal retro à chanteuse battait son plein, la hype autour du groupe aussi, mais le groupe a disparu à peu près aussi rapidement qu’il était arrivé. De loin, j’ai suivi le parcours de sa guitariste, la Suédoise Linnéa Olsson : son passage dans Beastmilk bientôt métamorphosé en Grave Pleasures, puis la création de son propre groupe, Maggot Heart. Cinq ans, trois albums, et un concert pas vraiment inoubliable dans une salle particulièrement mal sonorisée, c’est avec Hunger que j’ai le déclic : la première fois que j’ai entendu « Looking Back at You », les cieux se sont ouverts, les planètes se sont alignées et tout le toutim. J’ai chroniqué l’album ici, et des semaines plus tard, je n’ai toujours pas fini de le déguster.

Il y a toujours quelque chose de magique dans le fait d’entendre la bonne musique au bon moment. Maggot Heart a toujours eu beaucoup d’arguments pour me plaire – un clin d’œil à Funkadelic dès son nom, par exemple – mais ce qui me plaît le plus, c’est ce qu’il a d’insaisissable, peut-être la chose-même qui m’a fait passer à côté du groupe si longtemps. Dans un premier temps, la musique a un côté punk, brut, avec cette guitare qui oscille entre agressivité aiguisée, métallique, et riffs charnus, et puis au fil des écoutes, Hunger s’étoffe. Les lignes de basse d’Olivia Airey enflent, les chansons s’émaillent de motifs de guitare ingénieusement dissonants, et Uno Bruniusson à la batterie n’est jamais vraiment où on l’attend. Olsson, qui s’est improvisée chanteuse pour ce projet, a trouvé plus encore que sa voix (ho ho), le ton idéal pour servir des paroles futées et évocatrices qui méritent qu’on y prête attention1 : direct, assuré, teinté d’une sorte de gouaille un peu cynique.

Je crois que c’est cette assurance finalement qui fait que j’écoute la discographie du groupe en boucle comme si je n’avais pas envie d’en sortir2 : une assurance qui se nourrit de ses vulnérabilités et de ses fragilités au lieu de les mettre sous le tapis. Il y a sans doute une leçon à tirer de tout ça – quoi qu’il en soit, entendre un album de rock vraiment rafraîchissant, à la fois ambitieux et dépourvu de prétention en 2023, c’est un luxe dont personne ne devrait se passer.

Reveal! – Scissorgod

« L’inconvénient, c’était que [les cicatrices] avaient compliqué ses sentiments
au sujet de la mort en en définissant sa vision. L’avantage,
c’était qu’elles ressemblaient à un feu d’artifice. »

Les choses sont plus simple avec Reveal!, et encore : depuis que j’ai découvert le groupe en 20183, je ne le lâche pas. Protéiforme, bizarroïde, depuis 20114, ses albums sont tous différents et pourtant une patte se dessine, de plus en plus affirmée, qui mélange black metal des première et deuxième vagues – fixette assumée sur Pelle « Dead » Ohlin incluse –, death metal old school, rock chaotique (The Birthday Party/Big Black/Scratch Acid), dissonance et abus de substances. On ne peut même pas dire que j’ai été immédiatement subjuguée par Scissorgod, leur troisième album – intriguée assurément, un peu obsédée aussi, mais globalement perplexe –, pourtant je pense maintenant que c’est la pierre angulaire de leur discographie. Il m’aura fallu le portail (relativement) plus accueillant de son successeur Doppelherz (avec un titre pareil, je ne pouvais pas résister), que j’ai chroniqué ici, et, pour ne rien vous cacher, une écoute attentive sous l’influence pour que les replis de Scissorgod me soient… révélés.

Ces allers-retours chronologiques vont bien à Reveal! qui a un don certain pour les distorsions temporelles. Les musiciens puisent allègrement dans des années 1980 où ils n’étaient même pas nés et en font quelque chose qui semble à la fois hors du temps et très contemporain. Les paroles comme l’imagerie sont composées de figures récurrentes – du rouge, des yeux, un bestiaire affamé – qui tourbillonnent et se mordent la queue, les chansons font volte-face en cours de route – éclaircie psychédélique brutale dans « Harder Harder », enchaînement « Decomposer »/« Down Through The Whole » qui, en passant brusquement de la menace susurrée aux riffs à la Darkthrone, fait frôler le coup du lapin –, le tout servi avec un mélange de virtuosité et de je-m’en-foutisme punk à la limite de l’hostilité. Parfois, on a la sensation que le sol se dérobe sous nos pieds, puis on est remis (violemment) d’aplomb et on se maintient sur le fil, même si – snip snip – les ciseaux ne sont jamais loin. Hallucinations, bad trips, perte de connaissance, nirvana, apocalypse.

La révélation que le groupe promet, avec son panthéon bancal composé de lames et de Kabbale, c’est qu’avec de la foi et du dévouement, la vision la plus singulière peut s’épanouir. C’est ce qui rend cette petite scène d’Uppsala fascinante : sous l’égide et avec la bénédiction du pourtant très orthodoxe Watain, c’est tout un écosystème de groupes plus jeunes déterminés à explorer leurs propres idiosyncrasies qui foisonne.

Slutet – Love & Beauty

« Fin. J’aime comme dans les films ce moment apparaît tout d’un coup au bout d’un moment.
La plupart des enfants vénèrent la statue d’un mec cloué à une croix.

Je vénère la Fin. C’est un super concept. »

Il y a les groupes sur lesquels on tombe pile au moment où on en a le plus besoin, et puis il y a ceux que l’on découvre environ cinq minutes après leur auto-combustion – rien de tel pour se sentir cosmiquement persécutée, soit dit en passant. C’est le cas de Slutet (« la fin » en suédois), la partie émergée de l’iceberg The End Commune, un collectif qu’on n’ose pas qualifier d’artistique tant il revendique son amateurisme et son caractère outsider. Basé lui aussi à Uppsala, tiens tiens (c’est d’ailleurs l’une de ses interviews qui m’a mis sur la piste-impasse Vissovasso), il s’est auto-dissolu en 2022 après dix ans d’existence, en conformité avec le projet contenu dans le nom qu’il s’est choisi.

La production endcommunéenne (je vole leur néologisme) est pléthorique et d’une variété qui donne le tournis5 : musique s’étalant sur tout un spectre de styles allant de l’ambient au black metal, écrits poétiques ou aux allures de manifeste, et praxis qu’on aperçoit seulement, envers du décor qui constitue le cœur battant du projet. En épluchant ce que partage ici et son porte-parole Rytterson/Abu Bakr, on entrevoit des contrats de sang et des sigils, des voyages et des rites nocturnes, des collections d’ossements et de l’auto-cannibalisme (!), le tout sur fond de passion illimitée pour l’histoire moyen-orientale et de consommation libérale de psychotropes divers. Bref, dix ans d’excès et d’exploration des limites dont Love & Beauty contient l’essence distillée.

Slutet est le versant black metal de The End Commune, et c’est d’abord comme un album de black metal que s’apprécie Love & Beauty, avec ses riffs spectaculaires (mes favoris se trouvent et ici), ses hurlements/hululements/rugissements de possédée et sa production qui respire les moyens du bord. Mais ce monument de plus d’une heure offre bien plus : des chansons traditionnelles, un intermède instrumental vaste comme les steppes éternelles, et l’ouverture de « Love & Beauty », un peu Sonic Youth, radieuse, comme son nom l’indique, tout simplement belle6. C’est le fait qu’il soit fidèle à l’esprit plus qu’à la lettre du black metal qui le distingue d’à peu près tout le reste de la production actuelle : cette idée que c’est « plus que de la musique », qu’il y a quelque chose d’intangible et de magique dans tout ça, une vraie puissance transformatrice7. Pour la première fois depuis bien longtemps, on y croit, et c’est le sentiment le plus précieux au monde.

Muslimgauze – Narcotic

« Pour Alex la vie est une série de dissolutions graduelles –
une pensée ou une humeur ou un compagnon se fondant dans une autre,
encore et encore. »

S’il y a bien quelqu’un qui partageait la passion de The End Commune pour le Moyen-Orient, c’est Bryn Jones de Muslimgauze, qui n’a rien de moins que consacré l’intégralité de son abondante production à l’histoire, la culture et la topographie de la région. Car promis-juré, c’est moins l’actualité cinglante des questions abordées par le musicien qui m’intéresse ici (encore que, ça ne fait pas de mal) que la temporalité unique qu’impose la masse spectaculaire de sa discographie. Mon exploration de Muslimgauze n’est pas linéaire, j’ai l’impression à chaque fois d’à peine en effleurer la surface. C’est par érosion qu’on entre dans cette sédimentation infinie d’albums. Ses dimensions sont plus géologiques qu’humaines : elle continue d’ailleurs de s’étendre au même rythme près de vingt-cinq ans après la mort prématurée de leur auteur8.

Je ne sais pas où se trouve la porte d’entrée idéale dans cette discographie labyrinthique – à vrai dire, elles se ressemblent un peu toutes – ; en tout cas, après un rapide coup d’œil à Vampire Of Tehran9, celle que j’ai empruntée est Narcotic. Échantillon du mélange de dub, d’ambient, de musiques orientales et d’indus (moins qu’ailleurs, cela dit, même si c’est dans cette scène qu’a débuté le projet) du musicien, avec ses samples, ses percussions et son utilisation généreuse de la reverb, son titre suggère son mode de fonctionnement. La musique de Muslimgauze est idéale pour rêvasser, pour s’immerger dans des paysages mentaux plus que concrets, pour s’égarer parmi les boucles et les collages d’ambiances et se laisser promener où Jones veut bien nous mener.

Car sous une surface (épaisse, on vous l’accorde) d’orientalisme souvent parodique ou détourné, les intentions du musicien se montrent à la fois plus simples et plus complexes. La source de Muslimgauze est la sympathie revendiquée de Bryn Jones pour la cause palestinienne d’abord, et tous les combats pour l’indépendance, l’autonomie ou l’émancipation ensuite (la figure joviale qui orne la pochette de Narcotic est d’ailleurs le révolutionnaire indien Chandra Shekhar Azad10). Tous les grands groupes d’indus ont adopté un angle déterminant autant leur esthétique que le pouvoir d’influence de leur musique (sectes pour Pyschic TV, magie sexuelle pour Coil, totalitarisme pour Laibach) : l’approche immersive et très sensorielle de Muslimgauze se veut propagande, mais sa musique s’en échappe constamment. Son romantisme, la sincérité et l’(im)pureté d’intention qu’elle partage avec les disques évoqués plus haut font qu’elle est bien trop vaporeuse (narcotique, on vous dit) pour ça.

Les citations qui émaillent l’article proviennent de Closer de Dennis Cooper (je les ai traduites moi-même, mais une version française du roman est parue chez P.O.L.). Rien à voir avec quoique ce soit, mais la juxtaposition fonctionnait trop bien pour que je la laisse passer. Ce n’est pas une lecture de tout repos, ce qui va bien aux groupes sus-mentionnés, mais ceux qui aiment les narrations éclatées, la jeunesse suburban désœuvrée et les années 1990 (Larry Clark et Bret Easton Ellis, disons, ou, tiens donc, La Mort propagande d’Hervé Guibert) pourraient vouloir y jeter un œil.

Ce premier bulletin de La Mort Propagande était censé être bref, il ne l’est pas. Il était censé être facile à écrire, léger et spontané : il ne l’a pas été non plus, car écrire sur la musique est la chose pour laquelle je me sens la moins légitime au monde (un comble, je sais). Idéalement, il y en aura d’autres, idéalement dans quelques mois (dans un moment d’égarement je m’étais mis pour objectif une Propagande par mois – une par trimestre me semble plus réaliste). On verra – en attendant, bonnes écoutes !

La bannière-danse macabre de La Mort Propagande a été dessinée par la valeureuse et infiniment douée Fève D. Qu’elle en soit vivement remerciée !

1 Morceau choisi : « Demolition / Master’s hammer / That’s an order / From a soldier / Laying traps / For the hunter / Looking back / At the voyeur »
2 Morceaux choisis à nouveau : « Buried Song », « Roses », « Mercy Machine », « No Song ».
3 Je suppose que je devais guetter avidement les faits et gestes des anciens musiciens d’In Solitude, dont le bassiste Gottfried Åhman a joué un temps dans Reveal!, justement. Il a aussi participé aux premiers albums de Maggot Heart, dont le batteur est lui aussi un ancien d’In Solitude. Je porte toujours le deuil de ce groupe depuis son split en 2015 ; ils étaient parvenus à émerger des nuées de groupes de metal retro qui pullulaient à l’époque en passant d’un hommage (très bien fichu par ailleurs) au metal des années 1980 à quelque chose de nocturne et de singulier : Sister.
4 C’est dans la préhistoire de Reveal! qu’on trouve le sus-mentionné Vissovasso dont je ne suis toujours pas parvenue à entendre un morceau, vieux projet de la paire Crakk (chant)/Spine (guitare) qu’on retrouve aussi dans No Future, aux côtés des frères Åhman d’In Solitude (décidément) et d’Erik Danielsson de Watain.
5 Je peine encore à me retrouver dans ce labyrinthe donc ne comptez pas sur moi pour vous y guider, mais disons que cette compilation constitue une porte d’entrée bien pratique, et que ce très finiséculaire album a le mérite de coller parfaitement à mes centres d’intérêts personnels.
6 Cette version me met les larmes aux yeux à chaque fois. Voilà, vous savez désormais mon plus terrible secret : j’écoute du black metal en sanglotant et me disant que finalement, parfois la vie est belle.
7 Malgré la méfiance sans doute infondée que m’inspirent Deleuze, Guattari et leurs fans, j’aime bien cet article qui décrit le black metal comme liminal et vecteur de métamorphose plutôt que comme une série de critères esthétiques, comme une action plutôt qu’une forme.
8 Jones avait confié des quantités spectaculaires de musique à des labels ici et là, ce qui explique pourquoi tant d’inédits sortent régulièrement depuis sa mort en 1999.
9 J’étais tombée sur cet album en faisant des recherches sur les serial killers iraniens – un passe-temps comme un autre, promis – après avoir vu le superbe et glaçant Holy Spider (Les Nuits de Mashhad en français) d’Ali Abbasi. J’avais d’ailleurs beaucoup aimé son film précédent, Border, qui se déroulait en Suède – ce qui me permet de boucler la boucle, et de retomber sur mes pattes après un triple salto et moult cabrioles, pfiou ! – et s’appropriait avec ingéniosité la figure folklorique locale du troll.
10 D’une certaine façon, Chandra Shekhar Azad est un héritier de la pionnière de la résistance contre l’Empire britannique Lakshmî Bâî, qui orne la pochette de Jihad, un EP de… Slutet, eh oui !

4 réflexions sur “La Mort Propagande

  1. Thanks for the kind words on « HUNGER ». Strangely, I have been reading a lot of Dennis Cooper lately! A lovely synchronicity. x Linnea

    • Hey Linnea,
      Really cool synchronicity indeed! I fell down a Dennis Cooper rabbit hole a couple of months ago and still haven’t come out of it. Thanks for dropping by x

      PS: Still up for an interview if you are!

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