Montée de sève II

« Un amour immense, un besoin de volupté, flottait dans cette nef close, où bouillait la sève ardente des tropiques. La jeune femme était prise dans ces noces puissantes de la terre, qui engendraient autour d’elle ces verdures noires, ces tiges colossales ; et les couches âcres de cette mer de feu, cet épanouissement de forêt, ce tas de végétations, toutes brûlantes des entrailles qui les nourrissaient, lui jetaient des effluves troublants, chargés d’ivresse. À ses pieds, le bassin, la masse d’eau chaude, épaissie par les sucs des racines flottantes, fumait, mettait à ses épaules un manteau de vapeurs lourdes, une buée qui lui chauffait la peau, comme l’attouchement d’une main moite de volupté. Sur sa tête, elle sentait le jet des Palmiers, les hauts feuillages secouant leur arôme. Et plus que l’étouffement chaud de l’air, plus que les clartés vives, plus que les fleurs larges, éclatantes, pareilles à des visages riant ou grimaçant entre les feuilles, c’étaient surtout les odeurs qui la brisaient. Un parfum indéfinissable, fort, excitant, traînait, fait de mille parfums : sueurs humaines, haleines de femmes, senteurs de chevelures ; et des souffles doux et fades jusqu’à l’évanouissement, étaient coupés par des souffles pestilentiels, rudes, chargés de poisons. Mais, dans cette musique étrange des odeurs, la phrase mélodique qui revenait toujours, dominant, étouffant les tendresses de la Vanille et les acuités des Orchidées, c’était cette odeur humaine, pénétrante, sensuelle, cette odeur d’amour qui s’échappe le matin de la chambre close de deux jeunes époux. »

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Ici, l’ambiance est plutôt à la Frühjahrsmüdigkeit, mais la reverdie semble le moment idéal pour évoquer la sortie de la dernière merveille des éditions Absaintes, Sornettes, pilotée et façonnée par l’incomparable et vespérale Lia. Avec ses histoires de crânes, d’eaux troubles et de génies du lieu, c’est une lecture parfaite pour paresser sous un arbre, sur une méridienne, ou pourquoi pas accompagnée, dans une serre…

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Émile Zola, La Curée, 1871 (pour plus de considérations végétalo-érotiques – et quelques spoilers – filez à la fin du chapitre IV) | Edvard Munch, Stoffveksling (métabolisme), 1898 | Murmuüre, « Primo Vere »

Σπαραγμoς

« Ne cherchez plus mon cœur ; les bêtes l’ont mangé. »

Dionysos est, entre autres choses, le dieu de l’illusion. Dans Les Bacchantes d’Euripide, il donne l’impression à Agavé de se promener avec la tête d’un animal sauvage au bout d’une pique alors qu’il s’agit en fait de celle de Penthée, son fils, qu’elle vient avec ses consœurs Ménades de mettre en pièces – grosse ambiance. En grec, cet acte a pour nom σπαραγμός (sparagmos) ; ce sort a été subi à l’origine par Dionysos lui-même. Penthée est le roi de Thèbes, il représente l’ordre, la norme, et considère par conséquent « que les femmes, ce n’est rien du tout, de la crotte de bique1 », pour reprendre les mots colorés de Jean-Pierre Vernant, historien incomparable de la Grèce antique, lorsqu’il résume la pièce et ses enjeux ici. 400 ans avant Jésus-Christ, Les Bacchantes met en scène un déchaînement de violence féminine rarement égalé. Certes, les Ménades sont en pleine transe dionysiaque, mais cette férocité a suffisamment intrigué René Girard pour qu’il essaie de lui donner un sens. Dans La violence et le sacré, il la décrit, là aussi, comme une illusion qui vient se superposer à celle de la folie dionysiaque, une illusion qui substitue dans la fiction un groupe largement inoffensif dans la société grecque (les femmes) au groupe qui exerce la violence dans celle-ci (les hommes en âge d’être soldat), un déplacement destiné à conjurer plus radicalement les explosions de violences dont ces derniers sont les plus susceptibles.

Si ce brave René s’en sort avec ce tour de passe-passe, cet archétype de femme foncièrement sauvage, c’est-à-dire violente et hors de contrôle, a eu un succès certain dans les représentations. Le gouffre qu’il y a entre la violence fantasmée des femmes dans la fiction et son cortège millénaire de femmes fatales et les statistiques réelles a de quoi éberluer. Elle a des allures de miroir, celui d’une misogynie intense, protéiforme et millénaire, qu’elle provoquerait supposément, justifierait a posteriori en tout cas. Est-ce que c’est seulement ça, alors ? Une sorte de figure de style ? Qu’est-ce qu’on trouve, en fait, à cette intersection ténébreuse de féminité et de sauvagerie ?

C’est en tirant ce fil que je me suis retrouvée plongée (de manière plus ou moins fructueuse) dans des livres avec des titres comme Histoire de la misogynie2 ou Pourquoi les hommes ont peur des femmes3, et à méditer longuement (de manière plus ou moins fructueuse aussi) sur ces histoires de femmes et de sauvagerie. À défaut d’élaborer une théorie très ordonnée4, voici ce que j’ai glané en suivant quatre pistes : sentier escarpé ou autoroute, impasse ou chemin de traverse, on y croise en tout cas des bêtes à cornes ou à crocs, des moments de transes et de libations, et, évidemment, dépiautages et autres démembrements.

Cette image et les suivantes sont des détails d’une mosaïque du troisième siècle intitulée Bacchante joueuse de tympanum (le triomphe de Dionysos)
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La Mort Propagande

Cet été, alors que, sous la douche, je méditais sur la pertinence d’écrire sur la musique à l’époque de Spotify et de tout le reste, je me suis dit que j’allais créer une newsletter : le nom, le concept, l’esthétique me sont venus d’un coup ; il ne me restait plus qu’à écrire (problème épineux et récurrent). Depuis, j’ai bien réfléchi à tous mes projets entamés et tombés à l’eau, j’ai reçu une facture de WordPress pour un blog mis à jour exactement 0 fois cette année et la précédente, et je me suis surprise à lire avec passion et via googletranslate un post de 2012 sur Autobiography of Red d’Anne Carson trouvé sur un blog suédois alors que je cherchais à écouter – en vain – une vieille cassette de Vissovasso (j’y reviendrai). A-t-on vraiment fait mieux que les bons vieux blogs ? Est-ce que ce n’est pas ce qui ressemble le plus à un fanzine (mètre-étalon du discours sur la musique qui m’intéresse) ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux faire avec ce qu’on a, en dépit des mises à jour épouvantables de WordPress ?

Ça doit faire une dizaine d’années que j’écris (ici et ailleurs) sur la musique mais j’ai l’impression qu’il y a une distance de plus en plus grande entre ce que je fais et mon propre rapport à ce que j’écoute. C’est moins une question de fond qu’une question de rythme. Suivre celui, particulièrement étourdissant, des sorties ne m’intéresse pas. Je passe des semaines entières à ne rien écouter qui soit sorti après mon année de naissance, ou coincée dans les années 1990, ou complètement absorbée par un sous-genre ou une micro-scène obscurs. Je ne compte plus les albums que je découvre quelques années après leur sortie, parfois trop tard, et il me faut du temps pour apprécier un disque que j’aime à sa juste valeur. Je découvre de nouvelles choses par hasard, en empruntant des chemins de traverse. Il y a trop de musique : plus que jamais, le rôle de ceux qui écrivent sur elle est de faire le tri et rendre hommage au hasard qui nous fait tomber sur le bon disque au bon moment. Lui donner un coup de pouce, idéalement.

Comme son nom l’indique, La Mort Propagande sert à prêcher la bonne parole. Au programme : des albums qui ont retenu mon attention durablement. Quatre pour se protéger de la surabondance, deux de black metal, un sorti récemment. Pour le reste : joker, je m’en remets aux associations d’idées et aux caprices du moment.

1. « SOME THINGS JUST TANGLE THE MORE YOU PULL »

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Suppuration

« Oui, me suis-je dit à moi-même, moi aussi j’aime tout ce qui coule : les rivières, les égouts, la lave, le sperme, le sang, la bile, les mots, les phrases. J’aime le liquide amniotique lorsqu’il s’échappe de la poche des eaux. J’aime le rein avec ses douloureux calculs biliaires, ses cailloux et je ne sais quoi ; j’aime l’urine qui jaillit brûlante et la chaude-pisse qui court sans fin ; j’aime les mots des hystériques et les phrases qui se coulent comme la dysenterie et reflètent toutes les images malades de l’âme ; j’aime les fleuves formidables comme l’Amazone et l’Orénoque, où des hommes fous comme Moravagine flottent à travers le rêve et la légende sur un bateau ouvert et se noient dans les bouches aveugles du fleuve. J’aime tout ce qui coule, même le flux menstruel qui emporte l’œuf infécond. J’aime les textes qui coulent, qu’ils soient hiératiques, ésotériques, pervers, polymorphes ou unilatéraux. J’aime tout ce qui coule, tout ce qui contient du temps et du devenir, ce qui nous ramène au début où il n’y a jamais de fin : la violence des prophètes, l’obscénité qu’est l’extase, la sagesse du fanatique, le prêtre avec sa litanie caoutchouteuse, les mots infects de la putain, la salive qui s’écoule dans les caniveaux, le lait du sein et le miel amer qui s’épanche de l’utérus, tout ce qui est fluide, fondant, dissolu et dissolvant, tout le pus et la saleté qui en coulant sont purifiés, ce qui perd son sens de l’origine, ce qui suit le grand parcours vers la mort et la dissolution. »

« Les corps ne sont pas des volumes mais des littoraux : des pénétrabilités insolubles mais pas délimitées, des opportunités de décomposition réelle de l’espace. Combien d’orifices a le corps humain ? La transfusion osmotique de composés salins d’une goutte de transpiration étrangère a l’impact sur un amas de cellules épidermiques d’une copulation annihilante. »

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Henry Miller, Tropic of Cancer, 1934 | Gifs via Tumblr de cette vidéo de syndrome du défilé cervico thoraco brachial | « Coagulation », Autopsy, 2023 | Nick Land, The Thirst for Annihilation, 1992

Alchimie du verbe

Étude élémentale des liens entre drogues et littérature

Dans une interview pour le Matricule des anges (1) l’illustre Gabrielle Wittkop se demande si la sérénité qui émane des travaux de Leibniz pourrait avoir quelque chose à voir avec sa consommation de thériaque, un dérivé d’opium fréquemment utilisé comme antidouleur à l’époque. En 2017, la prédilection des artistes pour les drogues de toutes sortes est un poncif usé jusqu’à la corde, et les explorations méthodiques d’Henri Michaux, d’Ernest Jünger ou évidemment d’Aldous Huxley documentent précisément les effets d’un catalogue extensif de substances psychoactives. Mais avant ces proclamations tonitruantes de l’ouverture des portes de la perception, les psychotropes jouaient déjà dans les coulisses de la société un rôle discrètement délétère, et on sous-estime peut-être leur empreinte sur l’histoire des arts, et plus précisément sur celle de la littérature. En effet, au XVIIIe et XIXe siècles, la consommation d’opiacés va croissant : la médecine compte alors beaucoup sur leurs propriétés lénitives, et on se ravitaille en quantités industrielles dans les colonies, au point qu’en Angleterre, les classes populaires consomment plus volontiers du laudanum que de l’alcool puisqu’il est meilleur marché que le gin ou la bière. On ne peut s’empêcher de remarquer que les effets de ces substances coïncident par ailleurs avantageusement avec certaines préoccupations d’époque : les triomphes de la Raison et de la démocratie ont des failles et les poètes ont tôt fait de s’y glisser, en quête d’ailleurs, d’altérité, bref, d’un nouveau souffle. L’imagination créatrice prend le pas sur l’imagination reproductrice, et on part en quête d’images inédites dans les rêves, les hallucinations, voire même la folie. À une époque où la toxicomanie telle que nous la concevons désormais n’existe pas (les drogues ne sont considérées comme un problème de santé publique que très tard, et ce n’est qu’au début du XXe siècle que l’État commencera à légiférer), elles semblent à bien des égards avoir été à la fois le carburant et le catalyseur idéal.

En compagnie de quatre amateurs patentés de paradis – et d’enfers – artificiels, Thomas de Quincey, Théophile Gautier, Jean Lorrain et Georg Trakl, retraçons la splendeur et la décadence d’un romantisme sombre imbibé de poisons.

droguesenbouquet Lire la suite

Hochrot

« Je suis amoureuse du rouge. Je rêve en rouge. Mes cauchemars sont fondés sur le rouge. Le rouge est la couleur de la passion, de la joie. Le rouge est la couleur de tous les voyages qui sont intérieurs, la couleur de la chair cachée, des profondeurs et des recoins de l’inconscient. Avant tout, le rouge est la couleur de la rage et de la violence.

Les cartes sont des rêves : les deux décrivent le désir, où on veut aller, mais jamais la réalité de la destination.

Les souvenirs n’obéissent pas à la loi du temps linéaire.

Lorsque j’ai ouvert les yeux, ma chambre était de la couleur de mon sang. Est-ce que j’étais en train de rêver ? Les plus belles choses, les plus beaux phénomènes que je connaisse sont les rêves. La prise de conscience de la beauté des rêves m’a fait me décider à vouloir comprendre ce qui se passait, quelle était la relation entre chaos et rêve.

Le con de Circé peut invoquer la nuit, le chaos et la mort, que les humains ont nommés “Les forces de l’Enfer”. Le sang est comme des larmes sur la chair de la terre.

À partir de ce moment, à chaque fois que je rêvais, j’appelais ça retourner à la sorcière.

Toute ma vie j’ai rêvé de rêves qui, après le moment initial du rêve, restaient avec moi et persistaient à me dire comment percevoir et envisager tout ce qui m’arrive. Les rêves circulent dans ma peau et dans mes veines, teintant tout ce qui se trouve en dessous.

Si j’avais le choix, je vivrais en rêvant et mourrais en rêve, et ainsi tous les souvenirs du monde se manifesteraient. »

séparationCollage de traductions faites maison d’extraits de My Mother: Demonology de Kathy Acker, 1993 | Twin Peaks, David Lynch/Mark Frost, 1990 | Musick to play in the Dark, 1999

Métamorphoses

Discussion avec Jonathan Hultén

(et quelques mots d’Adam Zaars pour faire bonne mesure)
« J’entreprends de chanter les métamorphoses qui ont revêtu les corps de formes nouvelles. » 
Métamorphoses, Ovide

Jonathan Hulten

© Kscope/Soile Siirtola

Parmi les apocalypses d’ampleur, de forme et de texture variées que 2020 vient de nous infliger (ou de nous offrir, selon votre humeur), en voici une minime, toute individuelle, dont les lointains remous sont venus nous titiller les doigts : Jonathan Hultén a quitté Tribulation. Le pourquoi du comment ne nous regarde pas, quand bien même il semble que cela se soit produit pour les meilleures raisons qui soient (intégrité, intuition, créativité), et on peut certes se tordre les mains en pensant aux embûches musicales que vont rencontrer les uns et les autres, mais on peut aussi en profiter pour rendre hommage à un artiste qui se délecte de l’impermanence, un talent particulièrement précieux au vu des circonstances, qu’elles soient personnelles, cosmiques ou collectives.

J’ai vu Tribulation en live à trois ou quatre reprises ; après chacun de ces concerts, il s’est trouvé un parfait inconnu pour venir me demander si – stupéfaction ! – il y avait des filles dans le groupe. Pourquoi m’ont-ils jugée particulièrement compétente pour répondre à cette question ? C’est un mystère que je ne vais pas chercher à éluder aujourd’hui – ni demain, d’ailleurs. Mais si les capacités d’observation et d’audition les plus rudimentaires permettent de répondre que non, il est vrai que Tribulation ne ressemble pas tout à fait à ce à quoi on pourrait s’attendre, ce qui mérite évidemment un peu d’attention.

Car c’est malgré tout par un vagin denté (1), mais oui, que je suis rentrée, comme sans doute pas mal de monde d’ailleurs, dans la discographie du groupe, accompagnée du bourdonnement d’un tampura, cette espèce de sitar qui est appelé ailleurs pandore (coincidence fructueuse, comme on va le voir abondamment ci-dessous). L’album en question, The Formulas of Death, était un bol d’air frais, une réinterprétation singulière des formules du death (metal, ha ! ha !) à grands renforts de circonvolutions presque progressives, de folklore suédois, et d’esthétique fin-de-siècle. Pas sûre que le groupe ait fait mieux depuis : en plus de son charme capiteux (féminin, morbido-mystique et anachronique à la Rêve d’Ossian), les défauts de l’album – ses longueurs, ses indécisions – sont ses plus grandes qualités. C’est un peu comme se perdre dans la forêt ; la création de jeunes musiciens qui cherchent leur formule, semblent la trouver à plusieurs reprises et l’égarent à chaque fois dans les frondaisons touffues de leurs chansons.

Ont suivi deux – bientôt trois – autres albums où les Suédois l’ont trouvée, leur fameuse formule, ce qui a de quoi chagriner, mais il ne faudrait pas bouder son plaisir non plus : la rencontre – pas si improbable qu’on pourrait le croire – entre ce rock gothique joué par des death metalleux et un ésotérisme, des thématiques, et une imagerie décadente très 1900 a toujours de quoi réjouir.

Ces quelques dernières années, j’ai eu l’occasion de discuter à plusieurs reprises avec les deux guitaristes et compositeurs du groupe, Adam Zaars et, plus longuement, Jonathan Hultén. Il se trouve que parallèlement à Tribulation, Hultén écrit des chansons folk elles aussi vaguement anachroniques et résolument réjouissantes, mélancoliques et lumineuses : c’est de ça qu’il va être question dans ce qui suit. D’écarts et de contradictions qui en réalité n’en sont pas, de changements et de métamorphoses, d’altérité, de dualité et de fusion des contraires, de vie et de mort, rien que ça.

Depuis, après un EP au titre mystique à souhait, The Dark Night of the Soul, Hultén a sorti un album solo, Chants from Another Place, et d’ici quelques semaines, on pourra entendre Where the Gloom Becomes Sound, le nouveau disque de Tribulation. Principalement composé par le guitariste, ce sont donc ses adieux au groupe – une petite mort pour d’infinies renaissances. Bref, il était temps de braver les épouvantables mises à jour de WordPress, et d’enfin exhumer ces conversations. Lire la suite

Physionomie du soleil III

« Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. À plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine, mais quelque chose m’empêchait d’accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois comme les bougies que j’avais vues à l’église. Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l’Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis : “— La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil ?” Je revins par la rue Saint-Honoré, et je plaignais les paysans attardés que je rencontrais. Arrivé vers le Louvre, je marchai jusqu’à la place, et, là, un spectacle étrange m’attendait. À travers des nuages rapidement chassés par le vent, je vis plusieurs lunes qui passaient avec une grande rapidité. Je pensai que la terre était sortie de son orbite et qu’elle errait dans le firmament comme un vaisseau démâté, se rapprochant ou s’éloignant des étoiles qui grandissaient ou diminuaient tour à tour. Pendant deux ou trois heures, je contemplai ce désordre et je finis par me diriger du côté des halles. Les paysans apportaient leurs denrées, et je me disais : “Quel sera leur étonnement en voyant que la nuit se prolonge…” Cependant, les chiens aboyaient çà et là et les coqs chantaient. »

CoronaRadiata

séparationGérard de Nerval (le compagnon rêvé des nuits d’octobre), Aurélia ou le Rêve et la Vie, 1855 | Faux soleil noir et vraie couronne rayonnante | Nine Inch Nails, « Corona Radiata »