Les soupirs de la Sainte et les cris de la fée

« Que fera-t-il, ce soleil éternel, du firmament et de ses deux bougies renversées ? »

L’interview, qui à première vue n’est qu’une sorte de conversation totalement bénigne, est en fait un exercice un peu étrange, destiné à faire surgir des propos sinon vrais, au moins sincères, d’une situation qui ne l’est pas du tout – au contraire, elle est artificielle voire un peu malhonnête puisque l’un des deux protagonistes s’y retrouve à devoir faire des confidences à un parfait inconnu qui, cerise sur le gâteau, en sait censément beaucoup plus long sur lui que l’inverse. Grâce à d’improbables alignements de sphères célestes ou de hasards, nous nous sommes plus d’une fois retrouvées dans le rôle de celles qui posent des questions, nous épargnant l’angoisse d’avoir à trouver des réponses. Reste la position inconfortable, voisine de tant de circonstances plus ou moins anxiogènes (interrogatoire, confession, psychanalyse, Inquisition) qu’elle recoupe parfois, et la tâche ardue de devoir accomplir ce petit miracle : faire émerger le vrai du faux.

Les écueils sont nombreux ; les contraintes de temps, par exemple. Ou l’admiration. Interviewer Jarboe, demi-déesse de son état, en vingt minutes et éviter le désastre s’annonçait donc compliqué, pensions-nous en marchant à ses côtés dans une rue agitée un soir d’avril, abasourdies que personne ne se retourne sur cette créature céleste, lumineuse, frêle et drapée de blanc. Multi-instrumentiste dotée d’une voix unique et du talent rare qui consiste à savoir faire briller les autres, Jarboe créé depuis une trentaine d’années des chansons comme des cathédrales, des cryptes, des boudoirs cauchemardesques ou des autels ouatés. D’abord avec Michael Gira dans Swans et Skin, puis seule, ou avec Neurosis, Attila Csihar, A Perfect Circle, Phil Anselmo, Cobalt, Justin K. Broadrick, In Solitude, tant d’autres.

Au moment de cette interview, elle jouait avec les Italiens de Father Murphy des sortes de messes intenses et réservées. Notre prédilection personnelle va à Sacrificial Cake, album ténébreux et utérin qu’on a toujours vu – entendu – comme le pendant féminin du fameux How To Destroy Angels de Coil (sous-titré « musique rituelle pour l’accumulation d’énergie sexuelle masculine », pour ceux qui n’auraient pas suivi).

Pas le temps de parler d’accumulation d’énergie sexuelle féminine en vingt minutes, certes, mais ce court temps imparti lui a suffit pour dessiner une sorte d’éthique radicale de l’artiste à rebours de la star ou de l’objet de culte, un véritable éloge de la sensibilité, de l’obstination discrète et de l’effacement. La meilleure manière de faire émerger l’art de ses laborieuses circonstances de fabrication, de faire émerger le vrai du faux, donc, tient peut-être finalement en trois mots : se faire oublier…

Erica George Dines

©Erica George Dines

C’est lorsque tu as vu Father Murphy en live que tu as eu l’envie de collaborer avec eux. Qu’est-ce qui a attiré ton attention et qu’est-ce qui t’a donné envie de participer à leur projet ?

J’ai trouvé leur performance fascinante, captivante ; c’était comme si on m’avait jeté un sort. À mes yeux, c’était absolument parfait, ça m’a bouleversée. Et ce n’est pas quelque chose qui m’arrive souvent ! C’est vraiment rare que je me sente transcendée à ce point par une performance live. Ça m’a semblé authentique, sincère. Ils se fixaient, les yeux dans les yeux, et étaient si concentrés qu’ils semblaient presque absents, pas du tout conscients de la présence du public, complètement absorbés par ce qu’ils étaient en train de faire. Pour moi, ça tenait du rituel, et c’était si spectaculaire que j’en suis restée bouche bée. C’est ce qui m’a donné envie de travailler avec Father Murphy. Dans un premier temps, lorsque je leur ai demandé si je pouvais me joindre à eux, ils ont refusé. D’autres personnes le leur avait déjà demandé et ils avaient toujours dit non. Ils ont d’abord décliné mon offre ; ce n’est que plus tard que Federico [Freddie Murphy, guitariste de Father Murphy] est venu me voir pour me dire que maintenant, ils seraient ouvert à cette collaboration. J’en ai été très heureuse, j’étais très impatiente de m’atteler à ce projet.

C’est vrai que Federico et Chiara [Lee, orgue] ont l’air dans une relation fusionnelle, presque symbiotique sur scène. Comment y as-tu trouvé ta place ?

Ils sont toujours comme ça, leur connexion est très forte, c’est pour cela que j’ai voulu leur faire face sur scène plutôt qu’ils se tiennent dans mon dos : je voulais être en mesure de regarder tout ce qu’ils seraient en train de faire, ce que Chiara joue avec ses mains, ce que Federico fait avec ses instruments… Ça me permet d’être concentrée sur ce que nous sommes en train de produire et rien d’autre. Ainsi, ce que le public voit ressemble beaucoup au processus de l’enregistrement, lorsque la seule chose qui importe, c’est la musique, le chant, les émotions des chansons, c’est tout, plus que le fait d’être devant un public, ce qui pour plein d’autres musiciens est souvent au premier plan. J’ai toujours été comme ça, j’ai toujours eu tendance à me diminuer par rapport au public, j’ai même fait des tournées entières par le passé où j’étais au milieu de la fosse durant tout le concert, et ne pouvait donc pas me fier aux sons des retours mais uniquement à celui de la salle, au milieu de la foule. Le groupe était sur la scène, dans la lumière, mais pas moi. Ça me plaît. J’ai fait une tournée où j’allais voir chacun des membres du public pour danser avec lui et le prendre dans mes bras. C’était une expérience. Le musicien qui travaillait avec moi ne pouvait même plus me voir, ça lui faisait peur parfois, il se demandait ce qu’il se passait ! J’ai arrêté de le faire le jour où lors d’une date en particulier, je me suis rendue compte que c’était égocentrique de ma part de m’imaginer que tous ces gens auraient envie d’être approchés voire touchés et de participer à la performance : autant certaines personnes en étaient très contentes et semblaient pleines d’amour, autant je me souviens d’un homme en particulier au fond de la salle qui tremblait presque et dégageait comme un message qui me disait qu’il ne voulait pas. Ça a été le déclencheur, je me suis dit qu’il fallait que j’arrête et que je laisse à ces personnes l’espace dont ils avaient besoin. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il y avait des limites à ne pas franchir ; d’ailleurs, quand je vais voir une performance, je n’ai pas nécessairement envie d’être prise à partie, je veux seulement être spectatrice. Ça m’a donné une leçon.

Souvent, lorsque j’étais au milieu du public en train de chanter, la foule s’ouvrait autour de moi et formait une sorte de cercle protecteur. C’était formidable. Je pouvais me mettre par terre avec mon micro, m’étendre par terre sans aucun problème. En revanche, je me souviens d’une fois où nous faisions un concert dans une galerie d’art quelque part en Californie, je crois. La salle était pleine de gens en train de boire et de discuter, et c’était très pénible parce que nous faisions un concert plutôt calme, avec juste une guitare acoustique, un piano, quelques musiciens. J’avais essayé de les laisser sur scène pour aller m’allonger sur le bar, au milieu des verres, comme si j’avais été un verre moi-même, pour faire une sorte de commentaire sur la situation, mais mon fil de micro n’était pas assez long. La fête continuait, tout le monde continuait de parler, j’étais coincée par mon micro, donc j’ai décidé de m’installer sur le tapis, au milieu de la bière renversée et des chaussures sales des gens. Je me suis allongée sur le tapis, et si les gens voulaient me voir, c’était là qu’ils allaient devoir me chercher [rires] ! J’ai eu le sentiment que nous avions été mis dans une position vraiment humiliante, donc je me suis dit, autant y aller à fond ! Je me suis offerte en sacrifice, presque. Ça leur a bien plus, nous avons finalement pris beaucoup de plaisir à jouer. Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? Tu ne peux pas demander aux gens de se taire, alors autant y aller, les laisser gagner. S’ils ont raté quelque chose, tant pis pour eux. Il faut être capable de s’adapter à toutes les situations, de faire avec ce qu’on te donne à chaque performance.

En effet, tu as joué dans des endroits très variés, dans des cadres et avec des artistes très différents au court de ta carrière…

Tout à fait. Nous avons fait des concerts où on aurait pu entendre une mouche voler, où le public était extrêmement respectueux, et ce sont les meilleurs, je pense. Je n’aime pas jouer dans des salles où il y a des bars, où les gens parlent… C’est très difficile de se concentrer, parfois.

Wim v.d. Hulst2

©Wim van de Hulst

Vous n’avez sorti qu’un EP assez court avec Father Murphy, est-ce que c’est donc un projet live avant tout ?

[Elle demande son avis à Federico puis rit] Nous avons fait l’EP pour faire un lien au cours de la tournée que nous avons faite l’automne dernier. L’idée, c’était de pouvoir donner un souvenir au public qui était venu voir les performances. Voilà notre intention.

Father Murphy se décrit sur son site comme « le son du sens de la culpabilité catholique ». De quelle manière tu t’identifies à ça au vu de ton propre héritage spirituel ?

J’ai été élevée dans la foi catholique, ma mère était une catholique très fervente. Notre maison était remplie de rosaires et de médailles religieuses. Je suis passées par toutes les étapes et les rigueurs qu’impose le fait de recevoir les sacrements lorsque j’étais petite. Ça a été une part très importante de mon enfance. Et dans ce qu’on nous apprenait quand nous étions enfants, la souffrance, la culpabilité étaient toujours là, nous les ressentions en permanence. C’est quelque chose qui est enraciné au plus profond de toi. Quand tu es tout petite, que tu dois te mettre à genoux pour recevoir l’hostie, que tu n’as pas le droit de manger le jour où tu communies et même que pour certaines messes tu n’as pas droit à un verre d’eau avant d’avoir quitté l’église… tu souffres, tu as mal aux genoux, tu as faim, tu as soif, et tout ça reste gravé en toi. Ma mère égrenait son rosaire à longueur de temps à la maison, elle était extrêmement croyante. C’était un foyer intéressant car mon père en revanche était agnostique, puis a été bouddhiste pratiquant – nous avions plein de statues de Bouddha chez nous – avant de se convertir au catholicisme sur la fin de sa vie, lorsqu’il savait qu’il était en train de tomber malade, comme cadeau à ma mère, disait-il. Il a été catholique pendant la dernière année de sa vie, et ça a apportée beaucoup de joie et de réconfort à ma mère qui, à sa mort, a pu se dire qu’il l’avait rejointe, avait rejoint son église, et se trouvait aux côtés de Dieu. Le lien qui les unissait était très intéressant. Il n’allait pas à la messe du tout ni quoi que ce soit de ce genre, mais en ce temps-là, c’était à la mère de transmettre la foi aux enfants, surtout dans le cas où son époux n’était pas catholique. Par conséquent, oui, je peux complètement comprendre la démarche de Father Murphy, et j’entends beaucoup de choses qui me font penser à une messe dans leur chant.

Tu as toi aussi beaucoup abordé la spiritualité, la religion et la magie dans ta musique, que ce soit l’alchimie, la Magick, l’hindouisme… Comment la musique et la spiritualité s’articulent à tes yeux ?

Pour moi, ce n’est qu’une seule et même chose. Mais oui, tu as tout à fait raison. J’ai fait des albums, des concept albums notamment, où je me suis mise dans des positions parfois assez inconfortables pour parvenir à comprendre ce que j’essayais d’explorer. C’est intéressant d’explorer différents niveaux de spiritualité ; en effet, l’un d’entre eux a été la magie salomonienne, ce qui plus tard a imprégné ma fascination pour la déesse Kali, Mahakali [Kali la grande], et tout ça s’est mélangé dans une sorte d’étude ritualiste de tous ces éléments. Par la suite, j’ai fait une série d’enregistrements magick qui étaient là aussi des études, des explorations. Je suis entrée dans cette communauté pour essayer de mieux comprendre tout cela. En fin de compte, cela m’a permis d’essayer d’exprimer la destruction de l’environnement ; je me suis beaucoup appuyée sur ce concept de destruction environnementale. Tout l’album Mahakali parle de la destruction de l’environnement et du réchauffement climatique. Mahakali, c’est la grande destructrice, la créatrice-destructrice de toute chose. Voilà le thème qui traverse l’album. Ce soir, nous avons joué la chanson « Overthrown » qui parle de cela justement : de la fin du monde, de l’environnement ; de la destruction de la Terre.

Kali n’est pas la seule occurrence de pouvoir féminin menaçant dans ton œuvre. Qu’est-ce qui t’interpelle ou t’attire dans cette part sombre ?

Dans le cas de Kali, ce qui m’intéressait, c’était mon propre rapport à la création et à la destruction ; elle m’a semblé la figure idéale pour ça. Je suis même allée jusqu’à l’incarner moi-même, je l’ai représentée sur la pochette qui est une photo de moi-même recouverte de noir, la langue tirée, retouchée numériquement. Mais c’est vraiment moi recouverte de maquillage noir, qui tire la langue et qui ressent vraiment ce que ça fait. C’était très intense – et douloureux [rires]. J’avais l’impression que ma langue allait se détacher de mon visage ! C’était un album qui parlait d’obscurité et de souffrance, mais pour moi, tout était lié à la catastrophe écologique, donc je ne sais pas si c’était si sombre que ça, en soit.

Lors de la dernière campagne présidentielle aux États-Unis, je lisais les poèmes d’amour de Rûmî, le mystique soufi. J’ai été vraiment interpellée par les discours de haine que j’ai entendus, au point que j’ai décidé de combiner ces poèmes de Rûmî à la colère qui émanait des alliés politiques de Donald Trump. C’est pour cela que j’ai décidé d’associer du rock viscéral à des enregistrements que j’ai fait de ses discours, de son public, en leur ajoutant des effets pour transmettre la clameur de ces chants qui disaient : « Lock her up! » [« Enfermez-là ! »]… C’était terrifiant, un vrai déferlement de haine. Ça m’a semblé intéressant que ça se passe au moment où j’étais justement en train d’étudier ces poèmes d’amour – en plus, la mystique soufie fait partie de l’Islam, ce qui est un symbole supplémentaire. J’ai donc décidé de mettre ces deux éléments sur l’album pour qu’on puisse entendre le respect, l’amour, la douceur de ces poèmes qui se détachent sur du rock. C’est plutôt du côté de la lumière, il n’est pas question que d’obscurité. La lumière vient de l’inspiration de Rûmî. Le processus a été très douloureux, j’étais bouleversée par ce que je voyais se passer aux États-Unis. Ça me fait toujours souffrir, d’ailleurs.

Cet album s’appelle As mind dissolves as song, c’est ça ?

Oui. Au début, il n’était disponible qu’en téléchargement, puis j’en ai une partie du coffret Artbox où il se trouve sous forme de CD. Ça m’a pris toute une année de finaliser ce projet parce que j’y joue tous les instruments moi-même. Je me suis vraiment occupée de tout toute seule.

Tu es très prolifique en tant qu’artiste solo, mais tu es aussi connue pour tes collaborations, qui sont nombreuses et variées. Qu’est-ce que ces deux manières de travailler t’apportent ? Est-ce que c’est similaire ou au contraire très différent ?

À mes yeux, collaborer avec d’autres artistes, c’est fantastique. Je le recommande à tous les artistes. Au début, quand tu apprends à le faire, tu fais pas mal d’erreurs, mais souvent tu sais d’instinct avec qui tu as envie de travailler. Ce qui me plaît là-dedans, c’est que tu n’as plus le contrôle et que tu peux comprendre le point de vue de la personne qui travaille avec toi. C’est extrêmement important à mes yeux de ne pas être dominant, de ne pas vouloir prendre le contrôle sur tout. Au cours de ma vie, j’ai été amenée à assembler beaucoup de groupes de musiciens pour travailler et tourner avec moi, et j’ai toujours essayé de voir quels étaient leurs talents particuliers, ce qu’ils voulaient exprimer, pour pouvoir les laisser briller du mieux qu’ils le pouvaient. Ça me semble plus stimulant que de dire : « Oh non, toi, fais ça ! » Collaborer avec d’autres personnes aide à comprendre le point de vue de l’autre et à faire émerger quelque chose qui est presque comme une troisième personne, pour ainsi dire. Ce n’est ni toi, ni l’autre ; c’est une entité différente. Ça te force à te débarrasser de tes velléités de contrôle, ce qui en fait un outil très utile et de grande valeur.

Jarboe (copie)

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  • Profitons de cette nouvelle publication de cette interview – réalisée lors de l’édition 2018 du Roadburn pour Radio Metal, accessible en VO ici – pour remercier à nouveau avec effusion le fantastique Federico de Father Murphy. Sans lui, elle n’aurait non seulement pas pu se faire, mais elle n’aurait pas eu l’intimité et la grâce dont on a pu bénéficier. Merci aussi à la roublardise de R., sans laquelle nous aurions bêtement laissé tomber devant la première porte fermée…
  • Vous vous demandez ce que signifient les symboles ésotériques tracés sur la robe de la première photo ? Nous aussi. Tout ce que nous avons pu trouver, c’est que c’est une robe Jean-Paul Gautier peinte à la main, ce qui ne nous aide guère…
  • En tout cas, si vous êtes intrigués par ces histoires de magie salomonienne, allez voir du côté des Clavicules de Salomon, ici retranscrites par ce bon vieil Éliphas.
  • Si vous préférez Rûmî, on vous suggère une fois de plus cet épisode des Chemins de la philosophie.
  • Depuis l’interview, Father Murphy a mis fin à sa carrière. Ce n’est pas le cas de Jarboe, qui est toujours aussi productive. Pour plonger dans son œuvre tentaculaire et serpentine ou se tenir au courant, son site est un bon point de départ…

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