La Mort Propagande

Danse Macabre par Fève D.

2. « WHAT IF I LOOKED INSIDE?
WHAT WOULD I SEE ?
YOUR THOUGHTS, YOUR HEART OR YOUR DREAMS ? »

Khanate – To Be Cruel

« Je tirais le couteau de sa gaine et passais ma langue sur la lame qui se ternissait à l’instant.
Je sentais une fraîcheur incisive, puis une sorte de goût agréable et lointain :
cela venait du cœur de l’acier mince, de l’inaccessible substance du métal, dont ce n’était que le pâle reflet. »

La plupart de mes amis n’écoutent pas de metal. Pour beaucoup, se faire hurler dessus pendant des heures, écouter en boucle des riffs de guitare qui vrillent le crâne et des lignes de basse qui soulèvent le cœur relève d’une forme étrange de masochisme. Je ne suis même pas sûre d’être en désaccord avec ce cliché : si je ne pensais pas que la frontière entre plaisir et douleur peut être ténue voire poreuse, et qu’on trouve parfois dans l’inconfort des choses qu’on ne trouve pas ailleurs, je n’écouterais sans doute pas ce que j’écoute. Alan Dubin de Khanate a beau dire qu’il envisage les chansons de son groupe comme du Black Sabbath ou de la pop, difficile de s’imaginer écouter To Be Cruel, l’album-retour inespéré du quatuor, pour « passer un bon moment », siroter sa bière ou sa tisane, ou faire la vaisselle. Même sans connaître le passif de Khanate et de ses membres, le titre et la pochette du disque sont suffisamment clairs : pour se soumettre à ses trois morceaux de vingt minutes, il faut avoir une fois solide dans le principe de catharsis.

Khanate a commencé en 2000 comme un groupe de doom presque normal – presque, parce qu’entre les drones à la Earth, la tonne de feedback et les hurlements de possédé de Dubin, on était déjà loin de Trouble ou de Cathedral – et s’est au fil du temps enfoncé de plus en plus loin dans des contrées inhospitalière en ralentissant, déstructurant, essorant leur musique jusqu’à ce que le metal même le plus sanguinolent n’y soit plus qu’un vague souvenir étrangement réconfortant. Leurs albums sont devenus de plus en plus distillés et délibérés : pour To Be Cruel, il s’agit moins de se faire du mal à coup de placards surchauffés ou de tensions internes que de faire preuve de maîtrise et de retenue, de trouver le moyen le plus économique d’avoir l’impact le plus efficace. Le résultat a quelque chose de l’aiguille qui cherche la marque du diable, de la frappe chirurgicale. Un foisonnement de bruits particulièrement étrange ou une inflexion qui ressemble à s’y méprendre à la voix de notre mauvaise conscience suffisent : soudain, on peine à respirer.

On peut apprécier Khanate avec un peu de distance, se dire que c’est unique, une expérience intéressante, que c’est bien fait. On peut aussi se laisser séduire par sa beauté bizarre de steppe aride1, avaler par un riff aux allures de Moloch, puis recracher de longues minutes plus tard, lessivée et régénérée.

Autopsy – Morbidity Triumphant

« Qu’y a-t-il de si affreux dans des entrailles exposées à l’air ?
Pourquoi le spectacle du dedans d’un être humain fait-il reculer d’horreur et boucher les yeux ? […]
Qu’y a-t-il d’inhumain à considérer l’homme avec sa mœlle et son écorce, sans faire de distinction entre le dedans et le dehors
— comme on le fait pour les roses ? »

En chroniquant le dernier Autopsy, je me suis retrouvée à penser pour la millième fois qu’il y a quelque chose de bizarrement intime dans les hurlements, rugissements, grognements du metal. C’est l’équivalent auditif de regarder à l’intérieur de la gorge, de l’estomac, des poumons de quelqu’un, d’être, ici encore, avalée ou vomie. Impossible d’avoir accès autrement à ce monde que j’imagine rose et rouge, aussi singulier qu’une empreinte digitale, luisant d’humeurs : je ne suis ni chirurgienne, ni tueuse en série, et dans la vraie vie, personne ne ressemble à la cénobite jouée par Grace Kirby dans Hellraiser2.

Il faut dire qu’Autopsy se prête bien à l’analogie : on a rarement vu un groupe aussi bien nommé. Pochettes gore, paroles dégoulinantes de viscères, production organique, jeu à l’arrache, diastole, systole, bile, pus, glaires, on connaît la recette depuis Severed Survival3 et le gargouillant Mental Funeral sortis au tournant des années 1990. Je me suis longtemps contentée de ce mémorable doublé, mais avec les deux derniers albums du groupe, j’ai replongé : comme souvent, j’ai raté Morbidity Triumphant à sa sortie, mais au détour d’une liste de fin d’année, il m’a prise à la gorge (ha !) et je n’ai pas pu le lâcher. Avec son côté années 1980, son agressivité punk, ses ralentissements doom, une bonne dose de dissonance et sa désinvolture rock’n’roll, il tranche sur un death metal contemporain souvent soit pâle copie d’une poignée de classiques, soit trop sophistiqué, technique et clinique pour moi. Pour Ashes, Organs, Blood and Crypts, sorti un an plus tard seulement, j’étais prête, et quand on m’en a donné l’occasion, j’ai passé un coup de fil à Chris Reifert, le batteur et chanteur du groupe, dont j’avais écouté les éructations pendant tout ce temps.

Il n’y a guère de rapport objectif entre Autopsy et Khanate au-delà d’une certaine extrémité ; si les deux sont aussi associés dans mon esprit, c’est parce que j’ai interviewé Alan Dubin et Chris Reifert à la suite, deux longues conversations très chouettes avec des musiciens finalement pas si différents, affables et marrants, aussi avenants que leur musique est hostile. Le poncif selon lequel les metalleux seraient particulièrement équilibrés parce qu’ils ont une soupape salutaire – l’opportunité de hurler des horreurs puis passer à autre chose – a tendance à me faire lever les yeux au ciel, mais je dois dire que ces deux-là prouvent mieux que personne que ce n’est peut-être pas tout à fait faux.

Coil – The Unreleased Themes for Hellraiser

« On pouvait donc, au gré de la volonté ou du simple désir, de nuit, de jour, partout, faire surgir l’enfer.
Il suffisait, semblait-il, d’une simple fantaisie, d’un simple appel :
à l’instant, il apparaissait. »

Hellraiser n’a pas seulement été une influence probable d’Autopsy (et de tonnes de groupes de toutes espèces, à vrai dire4 ) : il a aussi été le lieu d’une sacrée occasion manquée. En effet, derrière sa bande originale enchanteresse mais somme toute plutôt conventionnelle signée Christopher Young, un expert du genre5, se cache celle réalisée par Coil, sortie par la suite sous le titre ma foi on ne peut plus transparent The Unreleased Themes for Hellraiser. Composée à la demande de Clyde Barker himself, elle a notoirement été refusée pour de sombres histoires de studios et de financements sous le prétexte d’être trop « froide-détachée-bizarre », comme on l’apprend dans Everything Keeps Dissolving, la foisonnante compilation d’interviews du groupe par Nick Soulbsy sortie il y a peu.

Difficile de voir en quoi « froid-détaché-bizarre » pourrait être incompatible avec Hellraiser, où des gens sont méticuleusement épluchés et où, une fois de plus, la douleur et le plaisir se mordent la queue. Et puis c’est justement en qualité de groupe super flippant que Coil, dont la discographie est explicitement irriguée par les mouvements internes, épanchements et autres spasmes du corps6, avait été choisi par Barker7. Quoiqu’il en soit, les musiciens, qui n’en étaient pas à leur première bande originale et n’ignoraient pas les logiques opaques et méphitiques de l’industrie culturelle, semblent avoir pris la chose avec philosophie : ces morceaux rescapés sont sortis avec le sous-titre un brin sarcastique « The Consequences Of Raising Hell », et des « musiques pour publicités » en face B.

Bref avant-goût de ce qui aurait pu être une collaboration fructueuse entre des artistes évoluant dans des sphères différentes mais ayant à l’évidence beaucoup en commun8, The Unreleased Themes for Hellraiser est le vestige d’une œuvre avortée, le squelette fascinant d’une musique dont nous devons imaginer nous-même la chair et la physionomie. La discographie de Coil a des ramifications infinies, une chronologie floue et des replis de fressures, mais grâce à cette interview de Stephen Thrower (qui était dans le groupe à l’époque), on est en mesure de bricoler quelque chose9 qui ressemblerait autant à l’instrumentation capiteuse d’« Ostia » qu’au plus éthéré « The First Five Minutes After Death », auquel ces thèmes me font à chaque fois penser, à « Cardinal Points », à « Chickenskin », bref, tout ce qui précède et suit immédiatement Horse Rotorvator et son prolongement Gold Is the Metal (With the Broadest Shoulders), avant que le groupe ne fasse table rase et ressuscite, métamorphosé, de l’autre côté

Borghesia – Un chant d’amour

« Sa félonie était celle des étoiles, de la lune et de la dentelure des cryptomères. »

Je finis sur une autre bande originale imaginaire, cette fois pas élaborée avant le film, mais bien après, par les Slovènes de Borghesia, pour le seul film de Jean Genet, Un chant d’amour10. J’ai découvert ce groupe (avec de nombreux trains de retard évidemment) dans Shock Factory de Nicolas Ballet, riche et captivante synthèse consacrée au versant visuel de la musique industrielle. De quoi voir ses chouchous – Coil, au hasard – sous un angle nouveau et faire des découvertes à chaque page. J’ai par exemple cherché en vain dans tous les recoins d’internet l’intrigant World Without End du groupe Fistfuck – un grand bonheur à googler comme vous pouvez l’imaginer – dont la description de « Whitehouse au féminin » et le titre qu’il partage avec l’un de mes albums favoris avait retenu mon attention. Un peu dépitée11, j’ai décidé de reporter mes efforts sur Borghesia.

Un chant d’amour n’est pas le disque le plus représentatif de la carrière de ce groupe formé à Ljubljana au début des années 1980, sorte de pendant bloc de l’Est de D.A.F. ou de Malaria! – son cousin de pochette Ljubav Je Hladnija Od Smrti fait mieux l’affaire. En se plongeant dans leurs travaux de l’époque, on s’immerge dans un univers moins gris et stérile que les clichés sur la Yougoslavie ne le suggèrent ; des histoires de transgression, « de sexe, d’art et de censure » sur fond de post-punk/new wave/EBM froid et grinçant. L’objectif du collectif dont le groupe est issu ? « Exposer la face sombre des normes, comme des graffiti sur les murs d’une prison »12. Pas étonnant donc que les musiciens se soient intéressé à l’intriguant film de Genet, censuré pendant des décennies, que son auteur-même voulait cacher aux regards selon cet article de la toujours passionnante Agnès Giard. C’est dès son dévoilement en 1986, à la mort de l’écrivain, que Borghesia s’y penche : armés d’un équipement minimaliste, Dario Seraval et Aldo Ivančić tissent une toile de fond vaporeuse et synthétique aux aventures des taulards amoureux et confinés de Genet.

Enfouies elles aussi pendant des décennies, ces bandes ont été exhumées il y a peu par un label italien, en plein confinement d’une autre nature. C’est moins pour cette raison que pour leurs sonorités étrangement actuelles, retour de flamme cold wave et déclinaisons infinies des nappes de synthé à la Carpenter obligent, que cette bande originale semble si contemporaine. Genet trouvait son film finalement trop sentimental : les morceaux de Borghesia – notamment la longue plage 6 – font au contraire ressortir ce qu’il y a d’incisif et d’inquiétant dans cette dissection de fantasmes, ce kaléidoscope de voyeurisme. On y entend des souffles, ce qui pourrait ressembler à des battements de cœur : quelque chose d’organique et de vivant qui palpite, même au plus profond des machines…

Bon, je suis presque dans les temps et j’ai presque suivi les règles que je m’étais donnée la dernière fois, ce qui est presque un exploit. Cette fois-ci, les citations-qui-n’ont-rien-à-voir-en-théorie-mais-beaucoup-à-voir-en-pratique viennent du Pavillon d’Or de l’inénarrable Yukio Mishima. C’est étrangement le premier de ces livres que je lis mais sans doute pas le dernier : difficile de résister au charme de ce style élégant, de ces personnages tourmentés et de cette beauté cruelle. Cerise sur le gâteau, son protagoniste est une sorte de proto-Varg Vikernes inspiré par un moine réel, apparemment un peu instable, qui a mis le feu au Pavillon d’Or en 1950. Il ne m’en faut pas plus : si vous avez lu jusqu’ici, vous savez que j’ai des plaisirs simples…

La bannière-danse macabre de La Mort Propagande a été dessinée par la valeureuse et infiniment douée Fève D. Qu’elle en soit vivement remerciée !

1 Un khanat était à l’origine un royaume mongol dirigé par un khan. Région auparavant peuplées de gens qui faisaient des sacs avec la peau de leurs ennemis : esthétiquement, on reste raccord.
2 J’avais prévu de garder cette analogie hasardeuse pour moi, mais cette vieille affiche pour une conférence sur le cri dans la musique me laisse penser que je ne suis pas la seule à m’imaginer des choses pareilles…
3 Dont la première pochette fait beaucoup penser à Hellraiser qui était sorti deux ans auparavant, décidément !
4 En live, les musiciens de Darkspace m’ont semblé très cénobites. Peut-être que j’écoutais trop le disque de Coil en question à l’époque, mais quand même. J’en profite pour signaler qu’ils ont sorti il y a peu un nouvel album cosmico-dark ambient idéal pour les méditations anxiogènes sur les abysses infinis.
5 Sa discographie sur imdb est pour le moins touffue, voyez-donc.
6 À l’époque, le groupe avait déjà derrière lui des choses comme How to Destroy Angels (destiné à l’accumulation d’énergie sexuelle masculine) et Scatology (destiné à… bon, pas besoin de vous faire un dessin je suppose).
7 « Le seul groupe dont j’ai dû arrêter un disque parce qu’il me soulevait le cœur », déclare Barker sur la pochette de l’album.
8 C’est parmi leur collection de magazines consacrés au piercing à la publication semée d’embûches que Barker aurait trouvé l’idée du célèbre Pinhead.
9 Un peu comme ces valeureux internautes qui qui ont juxtaposé la B.O. de Coil sur des extraits du film
10 Vous pouvez voir le film (not safe for work, évidemment) ici, avec une bande-originale réalisée par Simon Fisher-Turner. Apparemment, Mansfield.TYA se sont aussi livrées à l’exercice, mais je n’en ai rien entendu.
11 Je n’ai pas absolument fait chou blanc, cela dit : j’ai découvert que Diana Rogerson, moitié de Fistfuck avec Jill Westwood, avait sorti plus récemment avec son mari Steven Stapleton (Nurse With Wounds) sous le nom A Bad Diana une chanson intitulée… « Chant d’Amour/Da Mort », ce qui a le mérite de justifier cette énième digression.
12 Court passage d’une citation du magazine Problemi consacré au punk trouvée ici.

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