Vous prendrez bien un petit remontant ?
« Vous voyez ! disait le boucher s'essuyant les doigts pour verser un peu de sang bouillant dans la boîte au lait
qu'il eut le soin de bien recouvrir, ce n'est pas plus malin que ça et il ne souffre qu'une minute. Il faut bien
manger, n'est-ce pas ? Moi, je crois que c'est un fameux remède pour la poitrine. D'ailleurs, j'en boirais
par plaisir... oui, un verre plein, mais il faudrait parier une bouteille... car on a besoin de s'ôter le goût !... »
Pendant longtemps, on a expliqué pas mal de maux par un excès de sang. Tant que la théorie des humeurs faisait référence, quoi de plus logique que de purger de ce liquide en trop ? Que l’on n’aille pas s’imaginer qu’il s’agisse de fantaisies médiévales. Tout d’abord, à défaut d’être efficace, c’est passionnant, la théorie des humeurs, mais en plus la saignée, puisque c’est cela qui nous intéresse, s’est pratiquée jusqu’à bien tard. À la fin du XIXe siècle, Edmond de Goncourt dans La Faustin cite un médecin : « Moi, je me saigne tous les jours et j’en arrose mes fleurs… » Ce que commente un autre : « C’est positif, la méthode pour guérir ou tuer les gens… change du tout au tout tous les vingts ans. »
Et pour cause. Foin des théories de Galien ! Pour donner des couleurs aux jeunes filles chlorotiques du temps, la science moderne leur fait boire du sang. Ainsi donc ces demoiselles se rendaient-elles aux abattoirs de la Villette pour boire leur verre de sang quotidien. Le sang thérapeutique n’est pas une nouveauté en soi à cette époque (« Tertullien nous apprend que, pour se guérir, les épileptiques allaient “sucer avec avidité le sang des criminels égorgés dans l’arène.” » C’est Cioran qui nous rapporte cela, avant d’ajouter délicieusement : « Si j’écoutais mon instinct, ce serait là, pour toute maladie, le seul genre de thérapeutique que j’adopterais. »), quand bien même la pratique était largement tombée en désuétude. On peut sans doute attribuer son retour en grâce à la découverte de l’hémoglobine en 1864, dont les scientifiques remarquent la richesse en fer. Toutes sortes de sucs, jus et sirops de viande sont rapidement inventés pour pouvoir ingérer cette hémoglobine de manière convenable, mais en attendant, on boit du sang.
La Marquise de Sade de Rachilde s’ouvre sur une scène de ce genre : la mère en piteuse santé de l’héroïne s’est vue prescrire un verre de sang quotidien. La future Marquise, Mary, accompagne sa tante aux abattoirs pour chercher le précieux « lait rouge » et, accidentellement, voit. Cette effusion de sang est présentée comme fondatrice : c’est à partir de là que se déploie la vie de Mary et, au fur et à mesure des déconvenues et des souffrances, sa cruauté, celle qui vaut au livre son titre. C’est aussi à là qu’elle retourne : on quitte le personnage aux abattoirs à nouveau, buvant un verre de sang tiède à défaut de trouver crime à sa mesure. Par des voies détournées, Rachilde arrive à la même conclusion que les médecins de son temps : le sang appelle le sang.
« On lui avait indiqué un débit de sang, espèce de cabaret des abattoirs où des garçons bouchers, mêlant le vin
à la rouge liqueur animale, buvaient, se disant des mots brutaux. Toute pâlie, dans ses fourrures de martre,
moitié la petite fille qui veut du fruit défendu, moitié la lionne qui cède à l'instinct,elle se glissa parmi ces gens,
tendit son gobelet comme eux, but avec une jouissance délicate qu'elle dissimula sous des aspects de poitrinaire.
[...] La file interminable des bêtes condamnées serpentait avec, de temps en temps, des râles sourds.
Les senteurs vivifiantes de ces chairs qu'on abattait lui montait au cerveau, l'enivrant d'une volupté encore
mystique. Et elle songeait à la joie prochaine du meurtre, fait devant tous, si l'envie la prenait trop forte,
du meurtre de l'un de ces mâles déchus qu'elle accomplirait le cœur tranquille, haut le poignard ! »
- Rachilde, La Marquise de Sade, 1887
- Edmond de Goncourt, La Faustin, 1882
- Bruno Bonnemain nous en apprend long sur l’usage thérapeutique du sang et ses dérivés durant la Belle Époque ici
- Pas rassasiés ? Pour les anglophones, les vertus thérapeutiques du cannibalisme en Occident, carrément !
- Sur les abattoirs de la Villette, on apprend toutes sortes de choses (et bien d’autres) dans « Chourinage pour tous » de Ian Geay, trouvable dans le numéro 2 de la revue Amer
Je reviens des années plus tard sur cet article. Hier, Julien a partagé avec moi une chanson d’un groupe obscur dont l’introduction était une tirade de Fascination de Jean Rollin. Je n’ai cessé de penser à ton article, même si tu connais très probablement déjà ce film.
Un aperçu : https://www.youtube.com/watch?v=cy4VMSbqVg0
C’est tout pour moi 😉
(Par je ne sais quel miracle j’étais complètement passée à côté de ce commentaire *grande maîtrise de l’informatique*, je ne le découvre que maintenant, désolée…)
Merci beaucoup pour ce partage très approprié en effet ! J’ai vu quelques films de Jean Rollin mais pas celui-ci – il faut que j’y remédie au plus vite, ça a l’air prometteur 😉
Bisous Caro !