« Je voudrais être à Vienne et à Calcutta, Prendre tous les trains et tous les navires, Forniquer toutes les femmes et bâfrer tous les plats. ondain, chimiste, putain, ivrogne, musicien, ouvrier, peintre, acrobate, acteur ; Vieillard, enfant, escroc, voyou, ange et noceur ; millionnaire, bourgeois, cactus, girafe ou corbeau ; Lâche, héros, nègre, singe, Don Juan, souteneur, lord, paysan, chasseur, industriel, Faune et flore : Je suis toutes les choses, tous les hommes, et tous les animaux ! » Arthur Cravan
Il y a en ce monde bien des choses qui nous laissent pantoises. Ainsi récemment, alors que nous écoutions, frémissantes, un Robert Alexis fort en verve dans Mauvais Genre sur France Culture, nous apprîmes avec effarement que Les contes d’Orsanne du-dit auteur s’étaient très mal vendus et, pire encore, n’avaient rencontré qu’une molle indifférence. Nous nous souvenions d’un roman aux allures de miroir brisé et d’une figure tutélaire que nous ne rencontrions pas pour la première fois, Urbain Grandier. Nous y sommes retournées.
Orsanne
Nous arrivons à Orsanne dès Nora, sorti en 2010, soit deux ans avant les contes qui nous intéressent et qui en constituent la suite. Dans Nora, le narrateur découvrait les ruines d’Orsanne – apparaissant d’entre les brumes comme dans une peinture de Caspar David Friedrich, tortueuses comme dans une aquarelle de Victor Hugo –, les achetait, puis prenait possession des lieux. À ce moment du récit, Nora, une mystérieuse compagne, l’y suit. C’est grâce à elle que le narrateur se met à créer ses propres histoires, créant une collection de six récits enchâssés à l’érotisme tout à fait bataillien que nous sommes tentées de voir comme six versions d’un seul.
Le château d’Orsanne est entouré de bois et de marécages. Ruines maintes fois centenaires, il a tout du château de roman noir, dans les attributs certes, mais surtout dans la vie propre qui semble l’animer. Breton y aurait reconnu l’un de ces « observatoire du ciel intérieur »… Redoublé par la forêt, le narrateur vient à la fois s’y perdre et faire corps avec lui dans un processus de grande dissolution. Comme en miroir, dans le premier récit du livre, « La fabrique », le fait que le narrateur tente de faire son sort au monde par épuisement – épuisement des potentialités pour chaque objet – correspond à l’épuisement effectif de l’environnement qui se décompose, se désagrège et se vide. Où s’achève le personnage, où commence le monde ? Ainsi le « je » (« plaisanterie grammaticale » selon Klossowski, cité en épigraphe de Nora) éclaté du narrateur du récit-cadre s’évapore entre les fissures du château d’Orsanne et fait corps avec un environnement atemporel qui palpite autant de vie que des éthers de l’abstraction. Symbolique ou mieux, symboliste, les personnages de Sade et d’Ann Radcliffe ont pu en parcourir les couloirs…
Autour de mes jardins régnait l’obscurité mais, pour moi qui n’espérais plus rien que les plaisirs par bouffées de senteurs ou par contacts rudes : fenêtre ouverte, paumes caressées sur la pierre du rebord, les ténèbres tissaient un fragile équilibre de rochers millénaires, des runes que l’âme – et non l’intelligence – pouvait traduire, un écran où le sabbat des ombres dansait comme des feuilles.
Dans Les contes d’Orsanne, Nora n’est plus là. Elle a accompli le rôle qui lui avait été attribué : désormais, le narrateur est écrivain. Fort de son nouveau statut – mieux, de son nouveau rapport au monde, il est en mesure de continuer sa quête et de redoubler ses efforts, comme Robert Alexis lui-même, contre les trois ennemis : la société, le monde, et surtout, le moi.
Les hommes conçoivent le monde à partir d’un point de vue unique : celui de leur identité. C’est parce qu’il leur semble nécessaire de se distinguer des autres qu’ils décomposent le vivant en particules également reconnaissables : un nom pour moi, un nom pour chaque chose. Connais-tu beaucoup de personnes qui accepteraient d’être à la fois mâle et femelle, le nourrisson et le vieillard, le cancre et l’élève doué, le joueur d’échecs et celui de piquet ? Reconnaissez-moi pour ce que je suis, supplient-elles, car le néant menace, le néant de l’anonymat, le vide associé à ce qui apparaît sans contours.
Loudun
Si Nora était fragmenté, dans Les contes d’Orsanne, la dissolution se propage, et gagne le roman lui-même : la frontière est de plus en plus floue entre les différents récits. Si l’on avait l’impression d’un récit comme diffracté en six occurrences dans Nora, cette fois-ci, plus de doute possible : les trois contes se mêlent les uns aux autres, jusqu’à se fondre dans le récit-cadre. Au milieu, une figure s’élève : Urbain Grandier.
Grandier est le héros des trois contes. S’il nous semble familier, ce n’est pas tant parce qu’il nous rappelle d’autres personnages d’Alexis que pour la simple raison qu’il a réellement vécu, prêtre condamné pour sorcellerie en 1734 dans l’affaire des démons de Loudun. Alexandre Dumas, Alfred de Vigny et surtout Aldous Huxley se sont intéressé à cette histoire de possession sur fond d’intrigues politiques. Ici, il a trois visages. Il est le Grandier historique dans « Loudun ». Incarnation d’un christianisme primitif, quasi païen, au plus près des enseignements du Christ et du monde, c’est-à-dire de Dieu, sa défiance du clergé et des intrigues politiques le perdra. Il est aussi le héros subjugué par les choses d’un premier récit évoquant vaguement des échos de Robbe-Grillet. Il est enfin au centre du conte de fée dévoyé que constitue le dernier récit qui va finir par se fondre dans l’histoire-cadre.
Par rapport aux autres auteurs qui se sont intéressés à cette figure, ou même à Ken Russell qui lui a consacré un film, The Devils, dont nous avons tiré les illustrations de l’article, Robert Alexis fait un pas de côté. Si parallèles on peut tracer, ils sont à chercher dans l’importance organique des décors et la déflagration des fantasmes, car en ce qui concerne l’intrigue, il ne s’intéresse au possible complot politique et à Jeanne des Anges que de manière périphérique. Là où Ken Russell livre un réquisitoire flamboyant et implacable contre les pouvoirs – cléricaux et politiques – en place à l’époque, dans Les contes d’Orsanne Grandier importe par ce qu’il incarne : un martyr assurément, et un hommage vibrant au monde, au cycle perpétuel de la nature, à la vie éclatante, point de convergence chatoyant d’un christianisme océanique et du panthéisme. On peut penser à cette autre figure christique qu’est le gars dans Hors Satan. Dans l’émission de radio sus-citée, Robert Alexis avoue se sentir proche du personnage, ce qui est presque secondaire : ce qui nous importe, c’est qu’il l’ait choisi comme voix principale.
Il aimait ces moments où les nuages se pressaient dans le ciel, petits nuages aux bords déchirés, avril et les premiers vents tièdes, les habits qu’on retire pour sentir sur sa peau la douce caresse de l’univers entier, des nuages à l’azur, de l’azur aux ténèbres dont il est la surface, ténèbres chaleureuses, d’une infinie tendresse… Se mettre nu sous les trois peupliers, écouter le message des feuilles, celui des tiges froissées dans le champ de maïs, les pieds dans un reste de flaque, la glaise entre les orteils, de la boue aux chevilles. Écouter ! La voix venue d’en-haut, plus vraisemblablement d’en soi, mais l’un et l’autre sont mêmes.
Le Grandier du premier récit s’efforçait de plier le monde à sa volonté. Celui-ci à l’inverse embrasse le monde et professe de l’embrasser sans distinction aucune, fini et infini, physique et spirituel : sa vie comme ses prêches mêlent soif d’infini et possession matérielle ou charnelle.
Les dieux, les hommes, personne ne sait rien, vertige des créations d’un créateur à l’autre, démiurges ignorants des causes qui les créent, créatures sans main sur ce qu’elles effectuent, tout s’abîme dans la spirale des nuits superposées ! étoffe sur étoffe, rêves de rêves, ainsi à l’infini. Les escaliers sur lesquels on s’entasse sont degrés vaporeux, des lacs aspirés par l’insondable réservoir du ciel disparaissent au loin, miroirs dans une paume, reflets insignifiants. Ajoutez des mondes au monde, et quand vous l’aurez fait, ajoutez-en encore. Au dernier de vos jours vous serez au début, non pas même un début ! Les premiers mots nous manquent, le langage nous manque, nous n’avons pas de clés ! Les sages et les ignorants, vieillards et nouveau-nés, les arbres, les animaux, le gravier et les rochers, les astres et les planètes, tout se confond dans le petit miroir ; les montagnes les plus hautes, avec la même couleur, se perdent à l’horizon.
Anywhere out of the world
Dans chaque récit, Grandier retrouve Béatrice. Nous la reconnaissons rapidement : héroïne du premier récit du narrateur dans Nora, « Le banc », nous l’avions quittée offerte dans une sorte d’abandon cosmique. Nous la retrouvons ainsi, « souveraine Salope » (l’expression est d’un Huysmans toujours très éloquent) dont la prostitution touche au sacré, comme si dans une sorte d’orgasme éternel, elle faisait corps avec le monde. Malgré cela – ou peut-être plutôt à cause de cela – elle reste absolument impénétrable. Objet définitif du narrateur qui la métamorphose à plaisir (« Qu’as-tu encore inventé ? » demande-t-elle à Grandier à la fin de « Loudun »), elle est le cœur battant du livre, le centre au nom duquel le narrateur (l’auteur ?) écrit, l’incarnation de son propos, et la source de chaque pulsation du récit.
C’est bien beaucoup pour une seule femme nous direz-vous, surtout pour une femme aussi fantomatique, manquant aussi paradoxalement de chair que Béatrice. C’est que bien évidemment, Béatrice n’est pas qu’une femme, elle est le sexe, ou serait-il peut-être plus juste de dire le désir. Nous l’évoquions plus haut : le narrateur se donne pour objectif dès le prologue d’attaquer le monde et le moi pour parvenir à se rapprocher du centre, à être plus libre, à frôler (ou plonger dans ?) le néant. Pour armes, il choisit l’écriture et le désir, qui finissent par n’être qu’une seule et même chose. Dans Les contes d’Orsanne, écriture et désir brillent en effet par leur redoutable pouvoir de corruption et de décomposition. Dans « La fabrique », l’irruption du désir dans la vie de Grandier fissure son petit monde tranquille comme il finit par fissurer sa ville, et son récit qui finit par s’épancher dans sa vie (ou est-ce l’inverse ?) jusqu’à exhaustion. Le Grandier de « Loudun » érige le désir comme loi du monde. C’est l’enseignement vrai de Jésus : il s’agit de boire le monde jusqu’à la lie, croître et se multiplier, « fouiller la terre ou les femelles, jouer du soc ou du désir. » Dans « Conte d’été (suite française) » enfin, ce rôle du désir est presque théorisé, incarné par les quatre tantes de ce dernier Grandier – version pour adulte des fées qui se penchent sur le berceau des nouveau-nés dans les contes de fée – qui le lui inculquent tant par les mots que par le geste.
En réalité dans « Conte d’été », ces « fées » sont cinq : la cinquième est la défunte mère du héros. La plus belle et la plus libre, elle nous fait penser à la mère du récit éponyme de Georges Bataille. Béatrice aussi nous fait penser à elle. Elle est la reine des bois ; dès « Le banc » où elle allait s’exposer au parc, c’est dans la végétation qu’elle se plonge pour être prise par des créatures plus ou moins humanisées qui semblent être des forces de la nature. Finalement, elles importent peu : ce qui importe, c’est la dissolution, la jouissance enfin, qui sont la même chose. Par dissolution nous entendons moins dépravation que décomposition concrète, sublimation au sens chimique du terme. La jouissance de Grandier n’est jamais ou presque évoquée, comme si elle devait être appréhendée de l’extérieur seulement, expérience trop aiguë pour être la fois vécue et dite. Elle est l’autre (évidemment, c’est une femme, et plus encore l’essence de femme qu’est Béatrice qui jouit de manière si absolue), le gouffre, le centre, le mystère. En face, Grandier s’absorbe dans le désir, qui n’est pas la jouissance mais son contraire. Là où la jouissance, par le débordement océanique qui la caractérise, est une réconciliation – même extrêmement fugace – avec le monde, le désir quant à lui le combat violemment. Le désir est l’outil, le moteur qui court vers la jouissance et ne l’atteint jamais – car même quand il l’atteint, il ne l’épuise pas. La jouissance est suspension du temps, « petite mort », mort tout court si à nouveau nous pensons à Bataille, le désir en revanche est le temps même.
Béatrice ! Je te connais depuis toujours. En veux-tu une preuve ? Mon désir, c’est le temps que je mets à recopier notre passé, le désir c’est le temps qu’il me faut pour t’installer ailleurs, pour tout imaginer de toi, toi qui n’existes plus, je n’existe pas mieux, l’un et l’autre nous nous déplaçons, et ce déplacement, c’est cela qu’on appelle le temps.
Robert Alexis n’écrit pas de la philosophie mais comme personne il donne en partage ses vertiges métaphysiques. Il ne nous apprend rien, il nous fait ressentir (supériorité suprême de l’artiste sur le philosophe, mais là n’est pas la question). Par sa langue classique et lumineuse les sens sont sollicités, exténués mêmes, alors même que ce qu’ils perçoivent – le monde – est soumis à une infinie méfiance. Mais point de pessimisme ou pire, d’ascétisme, nous sommes aux antipodes du refus du monde qu’on peut trouver dans le christianisme : Alexis nous enjoint à vivre avec passion, les yeux grands ouverts. Lorsque le monde, la société, le soi mêmes sont considérés avec suspicion, que reste-t-il, dernier rempart avant le néant ? Le temps qui est la vie encore, et toute la vie.
On doit répondre à ce que la vie réclame. Sans comprendre. Qui peut comprendre ? Tout est mystère. C’est contre le mystère qu’il faut lutter. Le reste est sans importance.
- Robert Alexis, Les contes d’Orsanne (José Corti, 2012) et Nora (José Corti, 2010)
- Annie Le Brun, Les châteaux de la subversion (J. J. Pauvert, 1982)
- Au sujet de la jouissance comme réconciliation avec le monde, vous seriez bien avisés d’écouter cette conférence jouissive de l’exquise Adèle Van Reeth
- Évidemment, Georges Bataille, Ma mère (10/18, 1983) et L’érotisme (Minuit, 2012)…
- Et Arthur Cravan, toujours.