Goétie

« It takes bravery. The deepest bullets are not to be feared;
phosphorous napalm or nothing to be feared, but to look inward to see that twisted mind that lies 
beneath the surface of all humans and to say yes I accept you, I even love you because
you are a part of me, you are an extension of me… »

Il y a eu Prométhée, et puis il y a eu Lucifer. Tous les deux, dans des tourbillons de flammes et des chutes aux allures d’apothéose, ont offert à l’humanité le plus doux et le plus redoutable des poisons : la Connaissance. On peut bien se débrouiller avec la mythologie comme on veut : leurs descendants existent, et, pour ceux qui savent les voir, l’histoire des arts brille de leurs lumières déclinantes aux allures de trou noir.

Qu’ils soient toujours célébrés, ceux qui ont péri dans les flammes qu’ils nous rapportaient ! Les fous, les anéantis et les suicidés, les fins-de-race, les annonciateurs de fin du monde ! Loin de nous l’idée de minimiser les souffrances causes et conséquences de ces vies gâchées, mais pour elles justement, gloire aux démoniaques, à ceux qui ont saisi leur humanité à bras le corps, et qui ont contemplé son horreur bien en face !

Stefan Zweig, qu’on a connu moins exalté, s’attelle à la difficile mais ô combien noble tâche de leur rendre l’hommage qu’ils méritent dans son méconnu Combat avec le démon, clameur à la gloire du romantisme, de l’art, de l’épouvantable prix à payer pour pouvoir les toucher du doigts, et des possédés magnifiques que furent Heinrich von Kleist, Hölderlin et Nietzsche. En les opposant à Goethe, le romantique prospère, il définit la figure du démoniaque dans toute sa splendeur délirante :

[P]rojeté hors de leur moi par une puissance formidable, supra-terrestre, en quelque sorte, dans un violent cyclone de passions[, ils] finissent prématurément, dans la folie et le suicide. Sans lien avec leur temps, incompris de leur génération, ils passent comme des météores, rayonnant d’une brève lumière dans les ténèbres de leur mission. Eux-mêmes ignorent ce qu’ils sont et le chemin qu’ils prennent parce qu’ils ne font que venir de l’infini, pour aller à l’infini : c’est à peine si dans l’ascension et la chute rapides qu’est leur vie ils frôlent le monde réel. Quelque chose d’extra-humain agit en eux, une force au-dessus de la leur et à laquelle ils se sentent soumis ; ils n’obéissent pas (il s’en aperçoivent, effarés, dans leurs rares moments de lucidité) à leur volonté, ce sont des possédés, des esclaves d’une puissance supérieure, d’un démon.

Ces démons, qu’il célèbre gravement et que nous invoquons, n’ont ni ailes brisées ni pieds fourchus. Ils inspirent la terreur sourde de ce qui nous est infiniment familier :

Nous appelons démon l’inquiétude primordiale et inhérente à tout homme qui le fait sortir de lui-même et se jeter dans l’infini, dans l’élémentaire, comme si la nature avait laissé au fond de nos âmes un peu de son ancien chaos dont nous ne pouvons nous défaire et qui tend passionnément à retourner dans le supra-humain et le surnaturel. Le démon, c’est le ferment qui met nos âmes en effervescence, ce qui nous invite aux expériences dangereuses, à tous les excès, à toutes les extases. [Il] ne peut atteindre sa patrie, l’infini, son élément, qu’en détruisant sans pitié le fini, le terrestre, le corps qu’il habite : il commence par accroître la personnalité, mais il tend à la détruire.

De part le style, les images choisies et les figures évoquées, on barbote en plein romantisme de la grande époque, allemand évidemment. Mais comme il choisit Kleist, Hölderlin et Nietzsche contre Goethe, il aurait bien pu choisir Nerval, Baudelaire et Rimbaud contre Hugo. Et des siècles plus tôt, le problème XXX posait déjà les jalons : elle a un rayonnement unique, la beauté qui naît des tourments les plus sombres, et des luttes les plus désespérées. Le démon n’est rien, c’est le combattre qui crée les étincelles :

[Cette lutte] prend sa forme visible dans l’œuvre de l’artiste, où vibre le souffle ardent des noces de l’esprit et de son éternel séducteur. C’est chez le créateur qui lui a succombé que le démon réussit à se dégager de l’ombre, devient verbe et lumière ; c’est chez lui que s’affirment le plus nettement ses traits passionnés. […] Quand un artiste se trouve [possédé par le démon], il en naît un art particulier, qui jaillit comme une flamme, un art fait d’ivresse, d’exaltation, de fièvre, de fureur, d’élans spasmodiques de l’esprit qui n’appartiennent d’habitude qu’au pythique et au prophétique ; le premier indice de cet art c’est toujours l’exagération, la démesure, l’éternel désir de se dépasser, d’atteindre l’infini.

Après Lucifer et Prométhée, c’est Dionysos qui apparaît, le grand Pan du délire et de l’ancienne religion où création et destruction, instant et éternité, vie et mort pouvaient se fondre en une totalité surhumaine et blasphématoire.

[L]e regard étrange et fiévreux du démon flamboie au fond de leurs yeux, le démon parle par leurs lèvres. Il parle même encore en eux lorsque ces lèvres sont muettes, quand leur cerveau est éteint, quand leur corps est mourant ; jamais l’hôte effroyable qui les habite n’est plus visible qu’au moment où leur âme se déchire, écartelée par l’excès de souffrance, et que la vue y plonge par la déchirure jusque dans les profondeurs les plus intimes.

Ces profondeurs sont éternelles. Aux morts à ce combat, à ce gâchis prodigieux tous les hommages car ils nous ont offert d’inestimables joyaux.

Toute douleur a un sens, quand la grâce de la création lui est accordée ; elle devient alors la plus grande magie de la vie. Car seul celui dont l’âme est déchirée connaît la soif de la perfection, seul celui qui est traqué atteint l’infini.

À S.L.

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  • Stefan Zweig, Le combat avec le démon, Le livre de poche, 1995.

 

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