Alchimie du verbe

Étude élémentale des liens entre drogues et littérature

Dans une interview pour le Matricule des anges (1) l’illustre Gabrielle Wittkop se demande si la sérénité qui émane des travaux de Leibniz pourrait avoir quelque chose à voir avec sa consommation de thériaque, un dérivé d’opium fréquemment utilisé comme antidouleur à l’époque. En 2017, la prédilection des artistes pour les drogues de toutes sortes est un poncif usé jusqu’à la corde, et les explorations méthodiques d’Henri Michaux, d’Ernest Jünger ou évidemment d’Aldous Huxley documentent précisément les effets d’un catalogue extensif de substances psychoactives. Mais avant ces proclamations tonitruantes de l’ouverture des portes de la perception, les psychotropes jouaient déjà dans les coulisses de la société un rôle discrètement délétère, et on sous-estime peut-être leur empreinte sur l’histoire des arts, et plus précisément sur celle de la littérature. En effet, au XVIIIe et XIXe siècles, la consommation d’opiacés va croissant : la médecine compte alors beaucoup sur leurs propriétés lénitives, et on se ravitaille en quantités industrielles dans les colonies, au point qu’en Angleterre, les classes populaires consomment plus volontiers du laudanum que de l’alcool puisqu’il est meilleur marché que le gin ou la bière. On ne peut s’empêcher de remarquer que les effets de ces substances coïncident par ailleurs avantageusement avec certaines préoccupations d’époque : les triomphes de la Raison et de la démocratie ont des failles et les poètes ont tôt fait de s’y glisser, en quête d’ailleurs, d’altérité, bref, d’un nouveau souffle. L’imagination créatrice prend le pas sur l’imagination reproductrice, et on part en quête d’images inédites dans les rêves, les hallucinations, voire même la folie. À une époque où la toxicomanie telle que nous la concevons désormais n’existe pas (les drogues ne sont considérées comme un problème de santé publique que très tard, et ce n’est qu’au début du XXe siècle que l’État commencera à légiférer), elles semblent à bien des égards avoir été à la fois le carburant et le catalyseur idéal.

En compagnie de quatre amateurs patentés de paradis – et d’enfers – artificiels, Thomas de Quincey, Théophile Gautier, Jean Lorrain et Georg Trakl, retraçons la splendeur et la décadence d’un romantisme sombre imbibé de poisons.

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Physionomie du soleil III

« Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. À plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine, mais quelque chose m’empêchait d’accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois comme les bougies que j’avais vues à l’église. Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l’Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis : “— La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil ?” Je revins par la rue Saint-Honoré, et je plaignais les paysans attardés que je rencontrais. Arrivé vers le Louvre, je marchai jusqu’à la place, et, là, un spectacle étrange m’attendait. À travers des nuages rapidement chassés par le vent, je vis plusieurs lunes qui passaient avec une grande rapidité. Je pensai que la terre était sortie de son orbite et qu’elle errait dans le firmament comme un vaisseau démâté, se rapprochant ou s’éloignant des étoiles qui grandissaient ou diminuaient tour à tour. Pendant deux ou trois heures, je contemplai ce désordre et je finis par me diriger du côté des halles. Les paysans apportaient leurs denrées, et je me disais : “Quel sera leur étonnement en voyant que la nuit se prolonge…” Cependant, les chiens aboyaient çà et là et les coqs chantaient. »

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séparationGérard de Nerval (le compagnon rêvé des nuits d’octobre), Aurélia ou le Rêve et la Vie, 1855 | Faux soleil noir et vraie couronne rayonnante | Nine Inch Nails, « Corona Radiata »

 

Là-bas IV

Glaciation

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Sortir ce blog de l’engourdissement des longs mois de l’hiver et d’un printemps spécialement escarpé n’est pas une mince affaire. Revenir sur cette hibernation prolongée sous le soleil de plomb de juillet, est-ce bien raisonnable ? C’est qu’on en a accumulé des éclats de lumière ou d’obscurité pendant ces journées de plus en plus longues… Autant s’y atteler avant de s’abandonner – à nouveau – à la torpeur de l’été.

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Physionomie du soleil II

« La mer brillante reflétait la demi-lune fine comme une lame. Nica ramait. Le soleil était très proche, nous le rejoindrions bientôt. Brusquement elle s’arrêta de ramer et debout dans la barque, sans parler, le bras tendu, elle nous indiqua à l’horizon la grande tête de Saint Jean Décapité. “Il se noie !” En effet la tête rougie de sang, avec les longs cheveux ensanglantés déjà tirés par l’eau, était sur le point de tomber, coupée : la lune la lui avait coupée. Ce fut un prodige extraordinaire. Nica nous avait emmenées si près que nous pûmes bien voir. “C’est un prodige qui arrive tous les cent, deux cents ans”, et nous y avions assisté. »

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séparationGoliarda Sapienza, Lettre ouverte, 1967 | Gustave Moreau, L’Apparition, 1896 | Inselberg, Cantique de Saint Jean Baptiste, 2016

La vie ne suffit pas

Discussion avec A.K.

« Nous ne vivons que pour maintenir notre structure biologique,
nous sommes programmés depuis l’œuf fécondé pour cette seule fin,
et toute structure vivante n’a pas d’autre raison d’être que d’être. »
L'éloge de la fuite, Henri Laborit

Le black metal a atteint l’âge adulte. Ce n’était pas couru d’avance – on aurait plus volontiers envisagé une explosion volcanique, une auto-combustion, un coup d’épée dans l’eau, voire un pétard mouillé. Il est tentant de voir dans cette expression plus ou moins bien dégrossie de pulsions (hurlements, trépidations, incendies, assassinats) une force naturelle, celle d’une vague qui accumule de l’énergie puis déferle. Mais peut-être que c’est plutôt un grand corps d’âge mûr, écorché, traversé de secousses, qui s’est un peu embourgeoisé, comme tout le monde passé vingt-cinq ans, mais qui gémit toujours de douleur. Le délitement guette – en sous-genres infinis ou sous l’effet du doux poison de la mode –, les raideurs de l’âge aussi. Mais somme toute, on maintient la structure.

Quelqu’un doit bien être en train de comparer la trajectoire du jazz, du rock, du black metal et d’autres, cette même ligne tendue d’une pulsion primitive et dionysiaque vers une intellectualité paradoxale et parfois glaçante (free jazz, math rock, black metal orthodoxe). Effet inexorable du temps ? Âge de raison ? Force est de constater que pour ce qui nous intéresse – le black metal, donc – le cri inarticulé fait plutôt bon ménage avec la réflexion, le pathos avec le logos. La réflexion ne discipline pas nécessairement le cri, on suppose plutôt une reconnaissance mutuelle, une sorte d’anamnèse où le black metal prend conscience de son fond au choix romantique, tragique, bataillen… Au-delà du Nietzsche plus ou moins bien digéré de ses débuts, il se penche désormais vers Socrate, Bataille donc, et puis Laborit, Cioran, Deleuze et d’autres (1) – ce sont de ces derniers que, sous le prétexte d’une interview pour Radio Metal, nous avons discuté extensivement avec A.K. lors une froide soirée d’octobre, dans une zone industrielle obscure de la banlieue lyonnaise, il y a de cela quelques années.

A.K. joue dans de nombreux groupes, mais c’est son projet solo Decline of the I qui a spécialement piqué notre curiosité : black metal troublé, tortueux ; forme impure où il y a du collage et des emprunts ; voix familières, Maurice Ronet, Pascal Quignard et Françoise Hardy ; Diapsiquir comme jumeau démoniaque. Il prend la forme d’une trilogie, complétée après l’interview, qu’il faut bien se résoudre à qualifier de l’élusif « post-moderne ». Âge de raison : le black metal est désormais capable de parler de lui-même, c’est-à-dire des chants de la mort et de la vie.

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Fire Walk With Me I

« Ressentir, dans tout son être, un incendie, une chaleur absolue, sentir jaillir en soi des flammes dévorantes, ne plus être qu’éclair et flamboiement – voilà ce que signifie un bain de feu. S’accomplit alors une purification capable d’annuler l’existence même. Les vagues de chaleur et les flammes ne la dévastent-elles pas jusqu’en son noyau, ne rongent-elles pas la vie, ne réduisent-elles pas l’élan, en lui ôtant tout caractère agressif, à une simple aspiration ? Vivre un bain de feu, subir les caprices d’une violente chaleur intérieure – n’est-ce pas atteindre une pureté immatérielle, semblable à une danse des flammes ? La délivrance de la pesanteur grâce à ce bain de feu ne fait-elle pas de la vie une illusion ou un rêve ? »

The Devil's Blood - Fire Burning

séparation

Sur les cimes du désespoir, Emil Cioran, 1934 | The Devil’s Blood, The Thousandfold Epicentre, 2011.

Herbes du diable

Mai 2018. Depuis quelques années, les sorcières sont partout. Loin des covens wiccans, elles se sont multipliées, ont pris toutes les formes, remis à jour certaines pratiques – politiques ou médicinales –, suscité des merveilles éditoriales, inspiré des ouvrages fondamentaux. Elles se sont parfois perdues, ont pu être dévoyées, mais de ça, nous ne parlerons pas. Si toutes ces sorcières ont pu se revendiquer telles, c’est sans doute parce que ce n’est plus un anathème : longtemps (toujours ?), ce nom de sorcière a été imposé du dehors. Le corps qu’il qualifiait était essentialisé autant que faire se pouvait (grâce à la marque du diable ou aux logorrhées justificatives d’un Heinrich Kramer (1), par exemple), la sorcellerie ne pouvant donc être combattue que par la mort, contrairement à la possession. Les sorcières n’ont existé que parce qu’on les a fabriquées.

Il y a quelques années, à l’hôtel de Soubise à Paris, on pouvait voir une exposition intitulée Présumées coupables, qui avait choisi pour visage Renée Falconetti, la Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer, sorcière qui avant d’être récupérée de toutes parts par des individus peu recommandables, a été condamnée à mort pour hérésie, comme bien d’autres avant et après elle. C’était à celles-ci que l’exposition était consacrée : sorcières, empoisonneuses, infanticides, pétroleuses, traîtresses. Des femmes inculpées pour avoir mis à mal l’idée éthérée de la féminité plus encore que pour d’éventuels crimes objectifs, destructrices et pas génitrices, ayant enfin le mauvais goût d’avoir un corps, ce qui vaut bien un petit passage à la question ou une coupe de cheveux gratuite. L’exposition en elle-même avait bien des qualités, dont une scénographie agréable qui rendait accessible un matériau pas nécessairement évident à mettre en valeur – des documents d’archive, donc –, ainsi qu’une sobriété et une absence de dolorisme assez agréables, mais ce qui a retenu notre attention, c’est qu’on y voyait bien que la figure de la sorcière était la matrice de toutes les autres.

Le premier à envisager à sa manière la sorcière comme fondation, c’est sans doute Jules Michelet, dont les préoccupations de forme – une conception de l’histoire à la fois scientifique, nourrie de l’étude méthodique des archives, et romantique, où la fiction et le souffle de la langue ont leur place à part entière, voire nécromancienne puisqu’il s’agit de faire parler les morts – comme de fond – obsession singulière pour la féminité, notamment dans ce qu’elle a de plus matériel – semblaient le destiner particulièrement à s’intéresser à la sorcière, qui sous sa plume apparaît pour la première fois plus victime que coupable, production d’une société et d’une époque plus que d’un pacte démoniaque. Jeanne Favret-Saada, anthropologue passionnante et grande spécialiste de la sorcellerie, a consacré une préface à l’ouvrage (2) où elle suggère que l’empathie de l’auteur pour son sujet est dû à une identification : ce que Michelet perçoit chez lui en tant qu’intellectuel et chez les sorcières, c’est que les sources du savoir sont, par essence, sataniques, c’est-à-dire menaçante pour l’Église (et bien d’autres institutions, les sociétés sécularisées n’en ayant pas fini avec les sorcières). Comme le savoir des sorcières que l’on n’a jamais pu dénier – et qu’on a donc vigoureusement condamné – est la connaissance des simples, penchons-nous sur quelques belles plantes, et profitons-en pour ausculter la descendance de cette sorcière de Michelet.

Au cinéma notamment, elle est pléthorique, preuve que ce brave Jules a mis le doigt sur quelque chose de fondamental. Le bal est ouvert dès 1922 par le Suédois Benjamin Christensen qui, avec Häxan (La sorcellerie à travers les âges), livre une adaptation singulière et atemporelle de l’œuvre de Michelet, tant dans le contenu que dans la méthode : Christensen prend la peine à la fin de son film de suggérer que les hystériques de Charcot sont les nouvelles sorcières… Mais c’est sur trois autres sorcières cinématographiques – trois, évidemment, comme les trois sorcières de MacBeth – que nous avons décidé de nous pencher, trois présumées coupables qui ont de quoi hanter le monde moderne : Jeanne dans Belladonna d’Eiichi Yamamoto, Thomasin dans The Witch de Robert Eggers, et enfin elle dans Antichrist de Lars von Trier.

 

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Le choix du noir

« J’ai peur de quelque chose… Une espèce de trou noir, plus horrible que tout ce que j’ai surmonté… Et ce trou noir – c’est moi, moi tout entière… Et puis ce fantôme blanc, cette espèce de mollusque, pour moi plus noir encore que tout le reste.. Ah, ah, je ne suis que haine noire, éternelle. Ce n’est pas ainsi que je vaincrai.. J’aime ; mais mon amour n’est qu’un îlot dans la mer de ma haine. J’ai ma volonté ; mais, souveraine en exil, elle fait les quatre cents volontés de mes noirs instincts. Je suis noire. Voilà pourquoi mon fantôme est blanc ; pourquoi la lumière est à mes yeux – un fantôme.. »

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Ladislav Klíma, Les Souffrances du prince Sternenhoch, 1928 | Kali la noire dans le style Kalighat, XIXe siècle | Dissection, Reinkaos, 2006.

Équinoxe

« Les moments sont semblables à des bâtons mi-partie blancs et noirs ;
N’arrange point ta vie au moyen de dessins faits avec les moitiés blanches. Car tu trouveras ensuite
les dessins faits avec les moitiés noires ;
Que chaque noirceur soit traversée par l’attente de la blancheur future.
Ne dis pas : je vis maintenant, je mourrai demain. Ne divise pas la réalité entre la vie et la mort.
Dis : maintenant je vis et je meurs.
Épuise à chaque moment la totalité positive et négative des choses.
La rose d’automne dure une saison ; chaque matin elle s’ouvre ; tous les soirs elle se ferme.
Sois semblable aux roses : offre tes feuilles à l’arrachement des voluptés, aux piétinements des douleurs.
Que toute extase soit mourante en toi, que toute volupté désire mourir. »

21 septembre. Brièvement, les nuits sont aussi longues que les jours. Après trois mois du déclin opulent et solaire de l’été, bientôt les déliquescences grises et dorées de l’automne. La lumière rougeoyante, l’emmitouflement progressif, la douce odeur de putréfaction de l’humus, le crépuscule étiré sur des jours. Pour les esprits inclinés comme le nôtre, la renaissance qui point déjà partout et la vie mûre, à son apex. En attendant, un moment suspendu où tout s’équilibre, et où les opposés s’accordent avec beaucoup de sagesse. Le moment idéal pour songer à des bâtons mi-partie blancs et noirs, et rouvrir Le Livre de Monelle.

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