Aux chauves-souris

J’aime beaucoup les cours intérieures des grandes villes, pour être exacte, les fenêtres sur cour : je suis curieuse, indiscrète, et je pourrais regarder les voisins pendant des heures. Il y a des années de cela, un ami m’accueille quelques semaines et de son balcon, je regarde l’immeuble d’en face, les silhouettes qui se détachent des dizaines de rectangles pâles, jaune ou bleutés, ces petits théâtres d’ombres dont je ne vois finalement pas grand-chose. Bien plus tard et par un hasard du genre de ceux auxquels on peine à croire, je pénètre dans l’un d’entre eux en allant dîner chez une toute nouvelle amie. De sa cuisine, je me rends compte que je vois le balcon où je passais mes soirées à une période qui à ce moment-là, me semblait lointaine. Je me dis que c’est pour ça que je m’y sens bien, à l’aise, que tout me semble familier.

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Hochrot II

« Aimes-tu l’obscur
Les nuits couvertes de rosée
Redoutes-tu le matin
Fixes-tu le rouge du soir
Soupires-tu lors du repas
Pousses-tu le gobelet
Loin des lèvres
N’aimes-tu pas le plaisir de la chasse
N’es-tu pas attiré par la gloire
Le tumulte de la bataille
Les fleurs fanent-elles
Plus rapidement sur ta poitrine
Qu’elles ne faneraient autrement
Le sang afflue-t-il en toi
Palpitant jusqu’au cœur »

séparation

Traduction faite maison du poème « Liebst du das Dunkel… » écrit par Karoline von Günderode en 1805, découvert dans le recueil Rouge vif. Pour un portrait crépusculaire de cette poétesse (et de son non moins romanesque et suicidaire collègue Heinrich von Kleist), je recommande le très beau Aucun lieu. Nulle part de Christa Wolfe | Éclipse de soleil trouvée dans Les étoiles – essai d’astronomie sidérale, Angelo Secchi, 1895 | Serenade in Red, Oxbow, 1996. J’ai eu la chance de voir le groupe en live il y a peu ; il mérite décidément tous les hommages du monde.

Σπαραγμoς

« Ne cherchez plus mon cœur ; les bêtes l’ont mangé. »

Dionysos est, entre autres choses, le dieu de l’illusion. Dans Les Bacchantes d’Euripide, il donne l’impression à Agavé de se promener avec la tête d’un animal sauvage au bout d’une pique alors qu’il s’agit en fait de celle de Penthée, son fils, qu’elle vient avec ses consœurs Ménades de mettre en pièces – grosse ambiance. En grec, cet acte a pour nom σπαραγμός (sparagmos) ; ce sort a été subi à l’origine par Dionysos lui-même. Penthée est le roi de Thèbes, il représente l’ordre, la norme, et considère par conséquent « que les femmes, ce n’est rien du tout, de la crotte de bique1 », pour reprendre les mots colorés de Jean-Pierre Vernant, historien incomparable de la Grèce antique, lorsqu’il résume la pièce et ses enjeux ici. 400 ans avant Jésus-Christ, Les Bacchantes met en scène un déchaînement de violence féminine rarement égalé. Certes, les Ménades sont en pleine transe dionysiaque, mais cette férocité a suffisamment intrigué René Girard pour qu’il essaie de lui donner un sens. Dans La violence et le sacré, il la décrit, là aussi, comme une illusion qui vient se superposer à celle de la folie dionysiaque, une illusion qui substitue dans la fiction un groupe largement inoffensif dans la société grecque (les femmes) au groupe qui exerce la violence dans celle-ci (les hommes en âge d’être soldat), un déplacement destiné à conjurer plus radicalement les explosions de violences dont ces derniers sont les plus susceptibles.

Si ce brave René s’en sort avec ce tour de passe-passe, cet archétype de femme foncièrement sauvage, c’est-à-dire violente et hors de contrôle, a eu un succès certain dans les représentations. Le gouffre qu’il y a entre la violence fantasmée des femmes dans la fiction et son cortège millénaire de femmes fatales et les statistiques réelles a de quoi éberluer. Elle a des allures de miroir, celui d’une misogynie intense, protéiforme et millénaire, qu’elle provoquerait supposément, justifierait a posteriori en tout cas. Est-ce que c’est seulement ça, alors ? Une sorte de figure de style ? Qu’est-ce qu’on trouve, en fait, à cette intersection ténébreuse de féminité et de sauvagerie ?

C’est en tirant ce fil que je me suis retrouvée plongée (de manière plus ou moins fructueuse) dans des livres avec des titres comme Histoire de la misogynie2 ou Pourquoi les hommes ont peur des femmes3, et à méditer longuement (de manière plus ou moins fructueuse aussi) sur ces histoires de femmes et de sauvagerie. À défaut d’élaborer une théorie très ordonnée4, voici ce que j’ai glané en suivant quatre pistes : sentier escarpé ou autoroute, impasse ou chemin de traverse, on y croise en tout cas des bêtes à cornes ou à crocs, des moments de transes et de libations, et, évidemment, dépiautages et autres démembrements.

Cette image et les suivantes sont des détails d’une mosaïque du troisième siècle intitulée Bacchante joueuse de tympanum (le triomphe de Dionysos)
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La Mort Propagande

Danse Macabre - Fève D

Cet été, alors que, sous la douche, je méditais sur la pertinence d’écrire sur la musique à l’époque de Spotify et de tout le reste, je me suis dit que j’allais créer une newsletter : le nom, le concept, l’esthétique me sont venus d’un coup ; il ne me restait plus qu’à écrire (problème épineux et récurrent). Depuis, j’ai bien réfléchi à tous mes projets entamés et tombés à l’eau, j’ai reçu une facture de WordPress pour un blog mis à jour exactement 0 fois cette année et la précédente, et je me suis surprise à lire avec passion et via googletranslate un post de 2012 sur Autobiography of Red d’Anne Carson trouvé sur un blog suédois alors que je cherchais à écouter – en vain – une vieille cassette de Vissovasso (j’y reviendrai). A-t-on vraiment fait mieux que les bons vieux blogs ? Est-ce que ce n’est pas ce qui ressemble le plus à un fanzine (mètre-étalon du discours sur la musique qui m’intéresse) ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux faire avec ce qu’on a, en dépit des mises à jour épouvantables de WordPress ?

Ça doit faire une dizaine d’années que j’écris (ici et ailleurs) sur la musique mais j’ai l’impression qu’il y a une distance de plus en plus grande entre ce que je fais et mon propre rapport à ce que j’écoute. C’est moins une question de fond qu’une question de rythme. Suivre celui, particulièrement étourdissant, des sorties ne m’intéresse pas. Je passe des semaines entières à ne rien écouter qui soit sorti après mon année de naissance, ou coincée dans les années 1990, ou complètement absorbée par un sous-genre ou une micro-scène obscurs. Je ne compte plus les albums que je découvre quelques années après leur sortie, parfois trop tard, et il me faut du temps pour apprécier un disque que j’aime à sa juste valeur. Je découvre de nouvelles choses par hasard, en empruntant des chemins de traverse. Il y a trop de musique : plus que jamais, le rôle de ceux qui écrivent sur elle est de faire le tri et rendre hommage au hasard qui nous fait tomber sur le bon disque au bon moment. Lui donner un coup de pouce, idéalement.

Comme son nom l’indique, La Mort Propagande sert à prêcher la bonne parole. Au programme : des albums qui ont retenu mon attention durablement. Quatre pour se protéger de la surabondance, deux de black metal, un sorti récemment. Pour le reste : joker, je m’en remets aux associations d’idées et aux caprices du moment.

1. « SOME THINGS JUST TANGLE THE MORE YOU PULL »

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Alchimie du verbe

Étude élémentale des liens entre drogues et littérature

Dans une interview pour le Matricule des anges (1) l’illustre Gabrielle Wittkop se demande si la sérénité qui émane des travaux de Leibniz pourrait avoir quelque chose à voir avec sa consommation de thériaque, un dérivé d’opium fréquemment utilisé comme antidouleur à l’époque. En 2017, la prédilection des artistes pour les drogues de toutes sortes est un poncif usé jusqu’à la corde, et les explorations méthodiques d’Henri Michaux, d’Ernest Jünger ou évidemment d’Aldous Huxley documentent précisément les effets d’un catalogue extensif de substances psychoactives. Mais avant ces proclamations tonitruantes de l’ouverture des portes de la perception, les psychotropes jouaient déjà dans les coulisses de la société un rôle discrètement délétère, et on sous-estime peut-être leur empreinte sur l’histoire des arts, et plus précisément sur celle de la littérature. En effet, au XVIIIe et XIXe siècles, la consommation d’opiacés va croissant : la médecine compte alors beaucoup sur leurs propriétés lénitives, et on se ravitaille en quantités industrielles dans les colonies, au point qu’en Angleterre, les classes populaires consomment plus volontiers du laudanum que de l’alcool puisqu’il est meilleur marché que le gin ou la bière. On ne peut s’empêcher de remarquer que les effets de ces substances coïncident par ailleurs avantageusement avec certaines préoccupations d’époque : les triomphes de la Raison et de la démocratie ont des failles et les poètes ont tôt fait de s’y glisser, en quête d’ailleurs, d’altérité, bref, d’un nouveau souffle. L’imagination créatrice prend le pas sur l’imagination reproductrice, et on part en quête d’images inédites dans les rêves, les hallucinations, voire même la folie. À une époque où la toxicomanie telle que nous la concevons désormais n’existe pas (les drogues ne sont considérées comme un problème de santé publique que très tard, et ce n’est qu’au début du XXe siècle que l’État commencera à légiférer), elles semblent à bien des égards avoir été à la fois le carburant et le catalyseur idéal.

En compagnie de quatre amateurs patentés de paradis – et d’enfers – artificiels, Thomas de Quincey, Théophile Gautier, Jean Lorrain et Georg Trakl, retraçons la splendeur et la décadence d’un romantisme sombre imbibé de poisons.

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Physionomie du soleil III

« Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. À plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine, mais quelque chose m’empêchait d’accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois comme les bougies que j’avais vues à l’église. Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l’Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis : “— La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil ?” Je revins par la rue Saint-Honoré, et je plaignais les paysans attardés que je rencontrais. Arrivé vers le Louvre, je marchai jusqu’à la place, et, là, un spectacle étrange m’attendait. À travers des nuages rapidement chassés par le vent, je vis plusieurs lunes qui passaient avec une grande rapidité. Je pensai que la terre était sortie de son orbite et qu’elle errait dans le firmament comme un vaisseau démâté, se rapprochant ou s’éloignant des étoiles qui grandissaient ou diminuaient tour à tour. Pendant deux ou trois heures, je contemplai ce désordre et je finis par me diriger du côté des halles. Les paysans apportaient leurs denrées, et je me disais : “Quel sera leur étonnement en voyant que la nuit se prolonge…” Cependant, les chiens aboyaient çà et là et les coqs chantaient. »

CoronaRadiata

séparationGérard de Nerval (le compagnon rêvé des nuits d’octobre), Aurélia ou le Rêve et la Vie, 1855 (pour la version allemande illustrée par le grand Alfred Kubin, c’est ici) | Faux soleil noir et vraie couronne rayonnante | Nine Inch Nails, « Corona Radiata »

Là-bas IV

Glaciation

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Sortir ce blog de l’engourdissement des longs mois de l’hiver et d’un printemps spécialement escarpé n’est pas une mince affaire. Revenir sur cette hibernation prolongée sous le soleil de plomb de juillet, est-ce bien raisonnable ? C’est qu’on en a accumulé des éclats de lumière ou d’obscurité pendant ces journées de plus en plus longues… Autant s’y atteler avant de s’abandonner – à nouveau – à la torpeur de l’été.

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Physionomie du soleil II

« La mer brillante reflétait la demi-lune fine comme une lame. Nica ramait. Le soleil était très proche, nous le rejoindrions bientôt. Brusquement elle s’arrêta de ramer et debout dans la barque, sans parler, le bras tendu, elle nous indiqua à l’horizon la grande tête de Saint Jean Décapité. “Il se noie !” En effet la tête rougie de sang, avec les longs cheveux ensanglantés déjà tirés par l’eau, était sur le point de tomber, coupée : la lune la lui avait coupée. Ce fut un prodige extraordinaire. Nica nous avait emmenées si près que nous pûmes bien voir. “C’est un prodige qui arrive tous les cent, deux cents ans”, et nous y avions assisté. »

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séparationGoliarda Sapienza, Lettre ouverte, 1967 | Gustave Moreau, L’Apparition, 1896 | Inselberg, Cantique de Saint Jean Baptiste, 2016

La vie ne suffit pas

Discussion avec A.K.

« Nous ne vivons que pour maintenir notre structure biologique,
nous sommes programmés depuis l’œuf fécondé pour cette seule fin,
et toute structure vivante n’a pas d’autre raison d’être que d’être. »
L'éloge de la fuite, Henri Laborit

Le black metal a atteint l’âge adulte. Ce n’était pas couru d’avance – on aurait plus volontiers envisagé une explosion volcanique, une auto-combustion, un coup d’épée dans l’eau, voire un pétard mouillé. Il est tentant de voir dans cette expression plus ou moins bien dégrossie de pulsions (hurlements, trépidations, incendies, assassinats) une force naturelle, celle d’une vague qui accumule de l’énergie puis déferle. Mais peut-être que c’est plutôt un grand corps d’âge mûr, écorché, traversé de secousses, qui s’est un peu embourgeoisé, comme tout le monde passé vingt-cinq ans, mais qui gémit toujours de douleur. Le délitement guette – en sous-genres infinis ou sous l’effet du doux poison de la mode –, les raideurs de l’âge aussi. Mais somme toute, on maintient la structure.

Quelqu’un doit bien être en train de comparer la trajectoire du jazz, du rock, du black metal et d’autres, cette même ligne tendue d’une pulsion primitive et dionysiaque vers une intellectualité paradoxale et parfois glaçante (free jazz, math rock, black metal orthodoxe). Effet inexorable du temps ? Âge de raison ? Force est de constater que pour ce qui nous intéresse – le black metal, donc – le cri inarticulé fait plutôt bon ménage avec la réflexion, le pathos avec le logos. La réflexion ne discipline pas nécessairement le cri, on suppose plutôt une reconnaissance mutuelle, une sorte d’anamnèse où le black metal prend conscience de son fond au choix romantique, tragique, bataillen… Au-delà du Nietzsche plus ou moins bien digéré de ses débuts, il se penche désormais vers Socrate, Bataille donc, et puis Laborit, Cioran, Deleuze et d’autres (1) – ce sont de ces derniers que, sous le prétexte d’une interview pour Radio Metal, nous avons discuté extensivement avec A.K. lors une froide soirée d’octobre, dans une zone industrielle obscure de la banlieue lyonnaise, il y a de cela quelques années.

A.K. joue dans de nombreux groupes, mais c’est son projet solo Decline of the I qui a spécialement piqué notre curiosité : black metal troublé, tortueux ; forme impure où il y a du collage et des emprunts ; voix familières, Maurice Ronet, Pascal Quignard et Françoise Hardy ; Diapsiquir comme jumeau démoniaque. Il prend la forme d’une trilogie, complétée après l’interview, qu’il faut bien se résoudre à qualifier de l’élusif « post-moderne ». Âge de raison : le black metal est désormais capable de parler de lui-même, c’est-à-dire des chants de la mort et de la vie.

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