Métamorphoses

Discussion avec Jonathan Hultén

(et quelques mots d’Adam Zaars pour faire bonne mesure)
« J’entreprends de chanter les métamorphoses qui ont revêtu les corps de formes nouvelles. » 
Métamorphoses, Ovide
Jonathan Hulten

© Kscope/Soile Siirtola

Parmi les apocalypses d’ampleur, de forme et de texture variées que 2020 vient de nous infliger (ou de nous offrir, selon votre humeur), en voici une minime, toute individuelle, dont les lointains remous sont venus nous titiller les doigts : Jonathan Hultén a quitté Tribulation. Le pourquoi du comment ne nous regarde pas, quand bien même il semble que cela se soit produit pour les meilleures raisons qui soient (intégrité, intuition, créativité), et on peut certes se tordre les mains en pensant aux embûches musicales que vont rencontrer les uns et les autres, mais on peut aussi en profiter pour rendre hommage à un artiste qui se délecte de l’impermanence, un talent particulièrement précieux au vu des circonstances, qu’elles soient personnelles, cosmiques ou collectives.

J’ai vu Tribulation en live à trois ou quatre reprises ; après chacun de ces concerts, il s’est trouvé un parfait inconnu pour venir me demander si – stupéfaction ! – il y avait des filles dans le groupe. Pourquoi m’ont-ils jugée particulièrement compétente pour répondre à cette question ? C’est un mystère que je ne vais pas chercher à éluder aujourd’hui – ni demain, d’ailleurs. Mais si les capacités d’observation et d’audition les plus rudimentaires permettent de répondre que non, il est vrai que Tribulation ne ressemble pas tout à fait à ce à quoi on pourrait s’attendre, ce qui mérite évidemment un peu d’attention.

Car c’est malgré tout par un vagin denté (1), mais oui, que je suis rentrée, comme sans doute pas mal de monde d’ailleurs, dans la discographie du groupe, accompagnée du bourdonnement d’un tampura, cette espèce de sitar qui est appelé ailleurs pandore (coincidence fructueuse, comme on va le voir abondamment ci-dessous). L’album en question, The Formulas of Death, était un bol d’air frais, une réinterprétation singulière des formules du death (metal, ha ! ha !) à grands renforts de circonvolutions presque progressives, de folklore suédois, et d’esthétique fin-de-siècle. Pas sûre que le groupe ait fait mieux depuis : en plus de son charme capiteux (féminin, morbido-mystique et anachronique à la Rêve d’Ossian), les défauts de l’album – ses longueurs, ses indécisions – sont ses plus grandes qualités. C’est un peu comme se perdre dans la forêt ; la création de jeunes musiciens qui cherchent leur formule, semblent la trouver à plusieurs reprises et l’égarent à chaque fois dans les frondaisons touffues de leurs chansons.

Ont suivi deux – bientôt trois – autres albums où les Suédois l’ont trouvée, leur fameuse formule, ce qui a de quoi chagriner, mais il ne faudrait pas bouder son plaisir non plus : la rencontre – pas si improbable qu’on pourrait le croire – entre ce rock gothique joué par des death metalleux et un ésotérisme, des thématiques, et une imagerie décadente très 1900 a toujours de quoi réjouir.

Ces quelques dernières années, j’ai eu l’occasion de discuter à plusieurs reprises avec les deux guitaristes et compositeurs du groupe, Adam Zaars et, plus longuement, Jonathan Hultén. Il se trouve que parallèlement à Tribulation, Hultén écrit des chansons folk elles aussi vaguement anachroniques et résolument réjouissantes, mélancoliques et lumineuses : c’est de ça qu’il va être question dans ce qui suit. D’écarts et de contradictions qui en réalité n’en sont pas, de changements et de métamorphoses, d’altérité, de dualité et de fusion des contraires, de vie et de mort, rien que ça.

Depuis, après un EP au titre mystique à souhait, The Dark Night of the Soul, Hultén a sorti un album solo, Chants from Another Place, et d’ici quelques semaines, on pourra entendre Where the Gloom Becomes Sound, le nouveau disque de Tribulation. Principalement composé par le guitariste, ce sont donc ses adieux au groupe – une petite mort pour d’infinies renaissances. Bref, il était temps de braver les épouvantables mises à jour de WordPress, et d’enfin exhumer ces conversations. Lire la suite

Physionomie du soleil III

« Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. À plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine, mais quelque chose m’empêchait d’accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois comme les bougies que j’avais vues à l’église. Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l’Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis : “— La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil ?” Je revins par la rue Saint-Honoré, et je plaignais les paysans attardés que je rencontrais. Arrivé vers le Louvre, je marchai jusqu’à la place, et, là, un spectacle étrange m’attendait. À travers des nuages rapidement chassés par le vent, je vis plusieurs lunes qui passaient avec une grande rapidité. Je pensai que la terre était sortie de son orbite et qu’elle errait dans le firmament comme un vaisseau démâté, se rapprochant ou s’éloignant des étoiles qui grandissaient ou diminuaient tour à tour. Pendant deux ou trois heures, je contemplai ce désordre et je finis par me diriger du côté des halles. Les paysans apportaient leurs denrées, et je me disais : “Quel sera leur étonnement en voyant que la nuit se prolonge…” Cependant, les chiens aboyaient çà et là et les coqs chantaient. »

CoronaRadiata

séparationGérard de Nerval (le compagnon rêvé des nuits d’octobre), Aurélia ou le Rêve et la Vie, 1855 | Faux soleil noir et vraie couronne rayonnante | Nine Inch Nails, « Corona Radiata »

 

Là-bas IV

Glaciation

lynch1

Sortir ce blog de l’engourdissement des longs mois de l’hiver et d’un printemps spécialement escarpé n’est pas une mince affaire. Revenir sur cette hibernation prolongée sous le soleil de plomb de juillet, est-ce bien raisonnable ? C’est qu’on en a accumulé des éclats de lumière ou d’obscurité pendant ces journées de plus en plus longues… Autant s’y atteler avant de s’abandonner – à nouveau – à la torpeur de l’été.

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Les soupirs de la Sainte et les cris de la fée

« Que fera-t-il, ce soleil éternel, du firmament et de ses deux bougies renversées ? »

L’interview, qui à première vue n’est qu’une sorte de conversation totalement bénigne, est en fait un exercice un peu étrange, destiné à faire surgir des propos sinon vrais, au moins sincères, d’une situation qui ne l’est pas du tout – au contraire, elle est artificielle voire un peu malhonnête puisque l’un des deux protagonistes s’y retrouve à devoir faire des confidences à un parfait inconnu qui, cerise sur le gâteau, en sait censément beaucoup plus long sur lui que l’inverse. Grâce à d’improbables alignements de sphères célestes ou de hasards, nous nous sommes plus d’une fois retrouvées dans le rôle de celles qui posent des questions, nous épargnant l’angoisse d’avoir à trouver des réponses. Reste la position inconfortable, voisine de tant de circonstances plus ou moins anxiogènes (interrogatoire, confession, psychanalyse, Inquisition) qu’elle recoupe parfois, et la tâche ardue de devoir accomplir ce petit miracle : faire émerger le vrai du faux.

Les écueils sont nombreux ; les contraintes de temps, par exemple. Ou l’admiration. Interviewer Jarboe, demi-déesse de son état, en vingt minutes et éviter le désastre s’annonçait donc compliqué, pensions-nous en marchant à ses côtés dans une rue agitée un soir d’avril, abasourdies que personne ne se retourne sur cette créature céleste, lumineuse, frêle et drapée de blanc. Multi-instrumentiste dotée d’une voix unique et du talent rare qui consiste à savoir faire briller les autres, Jarboe créé depuis une trentaine d’années des chansons comme des cathédrales, des cryptes, des boudoirs cauchemardesques ou des autels ouatés. D’abord avec Michael Gira dans Swans et Skin, puis seule, ou avec Neurosis, Attila Csihar, A Perfect Circle, Phil Anselmo, Cobalt, Justin K. Broadrick, In Solitude, tant d’autres.

Au moment de cette interview, elle jouait avec les Italiens de Father Murphy des sortes de messes intenses et réservées. Notre prédilection personnelle va à Sacrificial Cake, album ténébreux et utérin qu’on a toujours vu – entendu – comme le pendant féminin du fameux How To Destroy Angels de Coil (sous-titré « musique rituelle pour l’accumulation d’énergie sexuelle masculine », pour ceux qui n’auraient pas suivi).

Pas le temps de parler d’accumulation d’énergie sexuelle féminine en vingt minutes, certes, mais ce court temps imparti lui a suffit pour dessiner une sorte d’éthique radicale de l’artiste à rebours de la star ou de l’objet de culte, un véritable éloge de la sensibilité, de l’obstination discrète et de l’effacement. La meilleure manière de faire émerger l’art de ses laborieuses circonstances de fabrication, de faire émerger le vrai du faux, donc, tient peut-être finalement en trois mots : se faire oublier…

Erica George Dines

©Erica George Dines

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Là-bas III

Feuilles mortes

l'offrande

Alors qu’on a arrêté de compter les journées blanches qui se succèdent et se ressemblent – la nuit laisse place à la brume, la brume pèse toute la journée, plombée par les tourbières et l’air froid du nord – et qu’on s’y fond, bien installées dans l’hiver, on se souvient des feux de l’automne comme d’une vie antérieure. Nous voudrions vivre dans un éternel octobre, parmi les dorures baroques et le velours rouge des feuilles qui tombent, les premières morsures du froid au matin, les odeurs tendres des champignons, de la décomposition de l’humus mouillé et des feux de cheminée, cuivrées aux feux de ces longs crépuscules qui commencent dès midi. Une agonie flamboyante, qu’on voudrait sans fin. Mourir éternellement, vivre éternellement.

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La vie ne suffit pas

Discussion avec A.K.

« Nous ne vivons que pour maintenir notre structure biologique,
nous sommes programmés depuis l’œuf fécondé pour cette seule fin,
et toute structure vivante n’a pas d’autre raison d’être que d’être. »
L'éloge de la fuite, Henri Laborit

Le black metal a atteint l’âge adulte. Ce n’était pas couru d’avance – on aurait plus volontiers envisagé une explosion volcanique, une auto-combustion, un coup d’épée dans l’eau, voire un pétard mouillé. Il est tentant de voir dans cette expression plus ou moins bien dégrossie de pulsions (hurlements, trépidations, incendies, assassinats) une force naturelle, celle d’une vague qui accumule de l’énergie puis déferle. Mais peut-être que c’est plutôt un grand corps d’âge mûr, écorché, traversé de secousses, qui s’est un peu embourgeoisé, comme tout le monde passé vingt-cinq ans, mais qui gémit toujours de douleur. Le délitement guette – en sous-genres infinis ou sous l’effet du doux poison de la mode –, les raideurs de l’âge aussi. Mais somme toute, on maintient la structure.

Quelqu’un doit bien être en train de comparer la trajectoire du jazz, du rock, du black metal et d’autres, cette même ligne tendue d’une pulsion primitive et dionysiaque vers une intellectualité paradoxale et parfois glaçante (free jazz, math rock, black metal orthodoxe). Effet inexorable du temps ? Âge de raison ? Force est de constater que pour ce qui nous intéresse – le black metal, donc – le cri inarticulé fait plutôt bon ménage avec la réflexion, le pathos avec le logos. La réflexion ne discipline pas nécessairement le cri, on suppose plutôt une reconnaissance mutuelle, une sorte d’anamnèse où le black metal prend conscience de son fond au choix romantique, tragique, bataillen… Au-delà du Nietzsche plus ou moins bien digéré de ses débuts, il se penche désormais vers Socrate, Bataille donc, et puis Laborit, Cioran, Deleuze et d’autres (1) – ce sont de ces derniers que, sous le prétexte d’une interview pour Radio Metal, nous avons discuté extensivement avec A.K. lors une froide soirée d’octobre, dans une zone industrielle obscure de la banlieue lyonnaise, il y a de cela quelques années.

A.K. joue dans de nombreux groupes, mais c’est son projet solo Decline of the I qui a spécialement piqué notre curiosité : black metal troublé, tortueux ; forme impure où il y a du collage et des emprunts ; voix familières, Maurice Ronet, Pascal Quignard et Françoise Hardy ; Diapsiquir comme jumeau démoniaque. Il prend la forme d’une trilogie, complétée après l’interview, qu’il faut bien se résoudre à qualifier de l’élusif « post-moderne ». Âge de raison : le black metal est désormais capable de parler de lui-même, c’est-à-dire des chants de la mort et de la vie.

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Là-bas I

Floraisons choisies

« So that a man may die of a rose in aromatic pain... »

Les bourgeonnements du printemps sont loin derrière nous. Le solstice passé, tout s’épanouit désormais comme un fruit un peu trop mur. La nature brille joyeusement sous les feux de la décomposition qui, discrètement, commence déjà son œuvre patiente. L’arrivée de l’été ne nous réjouit guère (notre nature nous incline vers les périodes transitoires) ; raison de plus pour se remémorer comme il se doit les floraisons du printemps.

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Genius loci

Discussion avec Aluk Todolo

« [L]e lien entre spiritualité, beauté et unicité est au centre de l'expérience du chaos en musique.
La voix s'assume comme un son unique au monde, comme événement et comme matière.
Et l'auditeur se retrouve dans la position de rencontrer et de connaître plutôt que de savoir et comprendre. » 
Théo Lessour, Chaosphonies

À deux pas du centre Pompidou, derrière les statues de la fontaine Stravinsky et une fresque de street art incitant on ne sait qui au silence, se dresse l’église Saint-Merri, à laquelle pas grand-monde ne prête attention. Si elle n’a pas les dimensions extraordinaires de Notre-Dame, où par contre tout le monde se presse, elle a en le même plan, et son gothique certes plus tardif n’en mérite pas moins le coup d’œil. Mais c’est surtout pour son histoire singulière qu’elle nous intéresse : on vous épargne les aventures de Saint Médéric pour en venir immédiatement à ses usages pour le moins variés. Son cloître était au XIVe et au XVe siècles (et au grand damn du curé) un haut lieu de prostitution (1), et puis elle fut réquisitionnée à la Révolution pour devenir une fabrique de salpêtre, dont on avait grand besoin à l’époque. Vous commencez à sentir le soufre ?

Située dans le quartier historique des alchimistes (la maison de Nicolas Flamel et de la dame Pernelle, la tour Saint-Jacques, et même le Temple de Paris ne sont pas loin), elle présente plusieurs particularités architecturales tenant plus de l’ésotérisme que du catholicisme bon teint. Ainsi, point de Jésus ou de Marie : on y pénètre en passant sous une étrange créature hermaphrodite en laquelle on a coutume de reconnaître le Baphomet (2). Est-il d’époque ou a-t-il été rajouté lors des rénovations du XIXe siècle ? Il est difficile de trancher, mais peu importe, ça ne s’arrête pas là : sous une voussure, on trouve un escargot, autre symbole alchimique de l’hermaphrodite, et en haut du vitrail du transept nord, un pentacle inversé, rien que ça. De là à en faire un haut lieu de l’occultisme, il n’y a qu’un pas, qu’ont franchi allégrement une poignée de sociétés secrètes trouvant refuge dans l’enceinte de Saint-Merri, comme les théophilanthropes à la fin du XVIIIe siècle ou le Grand Lunaire au début du XXe.

Ces derniers temps, on y produit occasionnellement des concerts ; c’est ainsi qu’en 2016 y a joué Aluk Todolo. Ce n’est pas le seul groupe à s’y être produit, loin de là, mais si nous nous y arrêtons, c’est que la résonance créée par cette musique – du rock occulte, pour reprendre les termes par lesquels les musiciens ont choisi de la définir, et pour intituler un album pétri de notions alchimiques – en ce lieu – une église occulte, comme nous venons de l’illustrer extensivement – nous paraît unique, riche de vibrations et d’échos. Théo Lessour nous rappelle qu’avant nous, les chauves-souris « savaient depuis longtemps que son et espace ne sont pas deux choses différentes » (3). Cela saute aux oreilles humaines dans l’écho justement, ce phénomène acoustique dans lequel les Grecs entendaient la voix d’une nymphe éconduite, Écho (4). Voix unique aux déclinaisons multiformes, infinies, aussi nombreuses que le sont ses caisses de résonances, qui peuvent être autant externes (le lieu) qu’internes (le son émis). Voix, c’est ainsi qu’Aluk Todolo a décidé d’intituler son dernier album, et comme l’écho, sa musique instrumentale résonne à l’infini, comme diffractée par la multiplicité des lieux où elle est jouée et des subjectivités qui la reçoivent.

Au Moyen-Âge, le miroir était un style littéraire (5). Traité de moral ou d’éthique à visée édifiante, il était destiné à faire jouer les reflets – les actes étant les reflets de l’âme, la création étant le reflet de Dieu. De la même manière, à Saint-Merri et ailleurs, Aluk Todolo fait miroiter les voix intérieures de l’auditeur autant que celles des esprits du lieu. Avant d’être un poncif éculé, l’image du musicien inspiré, possédé est l’un des idéaux du rock’n’roll depuis ses débuts, l’un des endroits où sa nature radicalement primitive et dionysiaque est la plus éclatante. Les musiciens d’Aluk Todolo parlent volontiers de procédés médiumniques au sujet du processus de composition et lorsqu’ils jouent, ils ont l’air possédés, transcendés par une puissance stupéfiante en laquelle chacun verra ce qu’il veut. Peut-être, justement, le génie du lieu.

En raison d’un malencontreux coup du sort, nous n’avons pas pu nous rendre à ce fameux concert à Saint-Merri, mais nous nous sommes rattrapées quelques mois plus tard au Périscope de Lyon. Là, sous le prétexte d’une interview pour Radio Metal, nous avons pu discuter avec le guitariste, Shantidas Riedacker, et le bassiste du groupe, Matthieu Canaguier, de ce « son unique au monde » qu’est leur musique, krautrock, noise, black metal, rock du fond des âges, échos de vibrations primordiales. Nous la repostons ici ; voici leurs voix.

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Église Saint-Merri (France), avril 2016, ©Andy Julia

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Physionomie du soleil I

« La nuit était tombée, sans qu’il pût savoir si c’était en lui ou dans la chambre : tout était nuit. La nuit aussi bougeait : les ténèbres s’écartaient pour faire place à d’autres, abîme sur abîme, épaisseur sombre sur épaisseur sombre. Mais ce noir différent de celui qu’on voit par les yeux frémissait de couleurs issues pour ainsi dire de ce qui était leur absence : le noir tournait au vert livide, puis au blanc pur ; le blanc pâle se transmutait en or rouge sans que cessât pourtant l’originelle noirceur, tout comme les feux des astres et l’aurore boréale tressaillent dans ce qui est quand même la nuit noire. Un instant qui lui sembla éternel, un globe écarlate palpita en lui ou en dehors de lui, saigna sur la mer. Comme le soleil d’été dans les régions polaires, la sphère éclatante parut hésiter, prête à descendre d’un degré vers le nadir, puis, d’un sursaut imperceptible, remonta vers le zénith, se résorba enfin dans un jour aveuglant qui était en même temps la nuit. »

La mort dans toute son ineffable grandeur


Marguerite Yourcenar, L’œuvre au noir, 1968 | Gnaw Their Tongues, L’arrivée de la terne mort triomphante, 2010.

Âmes sœurs

« La plus jeune sœur vient à moi comme l’incarnation de ma pensée la plus belle. Sa robe était du même violet que le soir. Cette femme m’évoquait la fragilité de la nacre et la tristesse altière des cygnes noirs au sillage obscur. Répondant à mon silence, elle murmura :
“J’ai cherché dans cette ombre non point la paix, comme l’Exilé frappant aux portes du monastère, mais l’Infini.”
Et je vis que son visage ressemblait au divin visage de la Solitude. »

In Solitude - Sisterséparation

Renée Vivien, « Les sœurs du silence » in La dame à la louve, 1904 | In Solitude, Sister, 2013