Métamorphoses

Discussion avec Jonathan Hultén

(et quelques mots d’Adam Zaars pour faire bonne mesure)
« J’entreprends de chanter les métamorphoses qui ont revêtu les corps de formes nouvelles. » 
Métamorphoses, Ovide
Jonathan Hulten

© Kscope/Soile Siirtola

Parmi les apocalypses d’ampleur, de forme et de texture variées que 2020 vient de nous infliger (ou de nous offrir, selon votre humeur), en voici une minime, toute individuelle, dont les lointains remous sont venus nous titiller les doigts : Jonathan Hultén a quitté Tribulation. Le pourquoi du comment ne nous regarde pas, quand bien même il semble que cela se soit produit pour les meilleures raisons qui soient (intégrité, intuition, créativité), et on peut certes se tordre les mains en pensant aux embûches musicales que vont rencontrer les uns et les autres, mais on peut aussi en profiter pour rendre hommage à un artiste qui se délecte de l’impermanence, un talent particulièrement précieux au vu des circonstances, qu’elles soient personnelles, cosmiques ou collectives.

J’ai vu Tribulation en live à trois ou quatre reprises ; après chacun de ces concerts, il s’est trouvé un parfait inconnu pour venir me demander si – stupéfaction ! – il y avait des filles dans le groupe. Pourquoi m’ont-ils jugée particulièrement compétente pour répondre à cette question ? C’est un mystère que je ne vais pas chercher à éluder aujourd’hui – ni demain, d’ailleurs. Mais si les capacités d’observation et d’audition les plus rudimentaires permettent de répondre que non, il est vrai que Tribulation ne ressemble pas tout à fait à ce à quoi on pourrait s’attendre, ce qui mérite évidemment un peu d’attention.

Car c’est malgré tout par un vagin denté (1), mais oui, que je suis rentrée, comme sans doute pas mal de monde d’ailleurs, dans la discographie du groupe, accompagnée du bourdonnement d’un tampura, cette espèce de sitar qui est appelé ailleurs pandore (coincidence fructueuse, comme on va le voir abondamment ci-dessous). L’album en question, The Formulas of Death, était un bol d’air frais, une réinterprétation singulière des formules du death (metal, ha ! ha !) à grands renforts de circonvolutions presque progressives, de folklore suédois, et d’esthétique fin-de-siècle. Pas sûre que le groupe ait fait mieux depuis : en plus de son charme capiteux (féminin, morbido-mystique et anachronique à la Rêve d’Ossian), les défauts de l’album – ses longueurs, ses indécisions – sont ses plus grandes qualités. C’est un peu comme se perdre dans la forêt ; la création de jeunes musiciens qui cherchent leur formule, semblent la trouver à plusieurs reprises et l’égarent à chaque fois dans les frondaisons touffues de leurs chansons.

Ont suivi deux – bientôt trois – autres albums où les Suédois l’ont trouvée, leur fameuse formule, ce qui a de quoi chagriner, mais il ne faudrait pas bouder son plaisir non plus : la rencontre – pas si improbable qu’on pourrait le croire – entre ce rock gothique joué par des death metalleux et un ésotérisme, des thématiques, et une imagerie décadente très 1900 a toujours de quoi réjouir.

Ces quelques dernières années, j’ai eu l’occasion de discuter à plusieurs reprises avec les deux guitaristes et compositeurs du groupe, Adam Zaars et, plus longuement, Jonathan Hultén. Il se trouve que parallèlement à Tribulation, Hultén écrit des chansons folk elles aussi vaguement anachroniques et résolument réjouissantes, mélancoliques et lumineuses : c’est de ça qu’il va être question dans ce qui suit. D’écarts et de contradictions qui en réalité n’en sont pas, de changements et de métamorphoses, d’altérité, de dualité et de fusion des contraires, de vie et de mort, rien que ça.

Depuis, après un EP au titre mystique à souhait, The Dark Night of the Soul, Hultén a sorti un album solo, Chants from Another Place, et d’ici quelques semaines, on pourra entendre Where the Gloom Becomes Sound, le nouveau disque de Tribulation. Principalement composé par le guitariste, ce sont donc ses adieux au groupe – une petite mort pour d’infinies renaissances. Bref, il était temps de braver les épouvantables mises à jour de WordPress, et d’enfin exhumer ces conversations.

Avec Tribulation, vous tournez énormément, au sein de line-up extrêmement variés : comment approchez-vous toutes ces performances ? Est-ce que vous appréhendez un concert différemment selon le contexte dans lequel vous jouez ? Je suppose que la réaction du public doit beaucoup varier…

Jonathan Hultén : Je dirais que les conditions sont différentes à chaque fois, à chaque tournée, mais nous faisons notre truc quelques soient les circonstances, dans la mesure du possible. Parfois, ces circonstances ne vont pas dans notre sens du tout, peut-être que le public n’est pas venu pour notre style de musique, par exemple, mais nous ne pouvons pas vraiment nous permettre de nous inquiéter de ce genre de chose. Nous nous concentrons sur ce que nous voulons faire, sur ce que nous voulons exprimer.

Vous aviez aussi énormément tourné entre Children of the Night et Down Below – pas moins de 170 dates ! Où as-tu trouvé le temps de travailler sur Chants from Another Place [d’abord le nom du projet avant d’être celui de l’album], ton projet solo, en parallèle ?

[Rires] Bonne question ! Paradoxalement, c’est quand nous avons commencé à beaucoup tourner que je me suis décidé à m’atteler plus sérieusement à faire aboutir ce projet solo. Pour quelle raison ? Je crois que c’est que je commençais à me dire qu’il fallait que je m’y mette avant que ce ne soit trop tard et que j’aie vu ma vie défiler devant moi ; j’aurais fait énormément d’autres choses, mais pas celle-ci en particulier, or elle me tient particulièrement à cœur. Ça aurait été étrange et ça ne m’aurait pas apporté beaucoup de satisfaction. J’ai eu le sentiment qu’il fallait que je m’y mette. Peut-être que le fait de tourner autant a été une sorte de signal d’alarme, aussi : « Hé, mais j’ai aussi envie de faire ce projet ! Il faut que je commence à travailler dessus, il me tient vraiment à cœur ! » Et le temps pour y travailler, je l’ai trouvé, tout simplement. Il faut réussir à établir ses priorités et ne pas se laisser aller. Je crois que la barrière la plus importante à dépasser, c’est celle-ci : s’attacher à concrétiser sa passion, s’y mettre, et s’assurer que ça soit fait.

Est-ce que tu penses que le fait de jouer avec Tribulation presque tous les soirs à cette période-là t’a aidé, peut-être en te mettant sur une lancée particulièrement créative, ou est-ce qu’au contraire ça a été une difficulté supplémentaire ?

Je crois que jouer en live et, de manière plus générale, tout ce qui entoure Tribulation m’a beaucoup aidé pour mon projet solo et pour parvenir à le concrétiser. J’ai appris à tourner, j’ai appris à avoir confiance en moi sur scène, j’ai appris à explorer des formes d’expression artistique différentes, à maintenir une entreprise à flot, à travailler avec les personnes qui s’occupent des tournées et de la promo… Ça a été un long processus d’apprentissage, un peu comme une école, un cours intensif qui nous a appris ce que c’est, d’être dans un groupe. Ça m’a énormément aidé d’être dans Tribulation, et c’est toujours le cas.

J’ai lu que pour ce projet, tu t’inspires de Nick Drake évidemment, mais aussi de musique chorale médiévale. Est-ce que c’est le cas ?

Oui… En fait, ce qui m’intéresse surtout dans la musique chorale, c’est la manière dont on crée un accord avec trois notes, puis en changeant tout simplement la position de ces notes, en créer d’autres et même une chanson entière. J’ai découvert ça à l’école ; j’ai trouvé ça tellement fascinant que j’ai commencé à écrire des chansons en me fondant sur ce principe. C’est l’ingrédient principal de cette musique chorale qui m’intéresse, ce que l’on appelle les triades. J’en ai trouvé beaucoup dans la musique chorale médiévale mais aussi dans la musique folk contemporaine ; partout où il y a des harmonies, en fait.

L’esthétique de tes clips et de tes performances live en solo font penser au théâtre japonais. C’est une langue que tu as étudiée par le passé… Est-ce que c’est une culture qui t’inspire ? 

Oui tout à fait, énormément ! Le théâtre kabuki est une grande influence, sa dimension visuelle, et puis la culture japonaise en général, son folklore, son art, certains phénomènes culturels, dont le kabuki justement… J’ai d’autres sources d’inspiration mais c’en est définitivement une, tu as raison !

De par ces influences japonaises et ton utilisation de l’androgynie, tu peux aussi faire penser à David Bowie. Est-ce que c’est volontaire ?

C’est marrant parce qu’à vrai dire, je n’avais jamais vraiment prêté attention à David Bowie avant 2016, quelque chose comme ça. J’étais complètement passé à côté de sa carrière – je me rends compte que j’ai raté une part important de l’histoire de la musique, là [rires], mais ça arrive ! Donc non, c’est plutôt une coïncidence : ni mon intérêt pour le Japon ni mon androgynie, qui vient juste de ma manière de faire certaines choses, ne viennent de lui.

Est-ce que c’est un processus très différent pour toi de composer une chanson pour Chants from Another Place plutôt que pour Tribulation ? Adam dit que tu composais de ton côté pour le groupe (2) ; est-ce que ça se passe donc de la même manière ?

Ça dépend de la chanson, mais parfois en effet, ça peut être très similaire. Notamment pour l’écriture des paroles. Parfois, ce n’est que leur contenu qui va déterminer si je vais les utiliser pour Chants from Another Place ou Tribulation. Parfois, ce n’est pas le cas ; parfois la chanson est très clairement une chanson pour Tribulation avec des paroles faites pour Tribulation, mais d’autres fois, ce n’est pas aussi évident. L’origine du processus, le moment où l’inspiration arrive, c’est à partir de là que ça peut aller dans toutes les directions : une frénésie créatrice pour Tribulation, une frénésie créatrice pour mon projet solo ; potentiellement, n’importe quoi je pense ! Cette étape initiale, ce moment d’inspiration, de volonté de créer, est très similaire à chaque fois en tout cas, c’est vrai.

Je te demande ça parce que le résultat peut sembler très différent, mais sur ton EP la chanson « Nightly Sun » est en fait une nouvelle version de « Road », une chanson de Stench, un autre groupe de death metal dans lequel tu as joué. Pourquoi avoir fait cette nouvelle version, qui étonnamment peut-être passe aussi bien dans un contexte death que dans un contexte acoustique très dépouillé ?

En fait, c’est l’inverse ! J’ai d’abord écrit « Nightly Sun ». À l’époque, je m’étais dit que le message de la chanson collerait bien aussi dans un contexte metal, donc j’en ai pris les paroles et je les ai mises dans une chanson de Stench. Mais c’est un exemple où le message, la signification de la chanson et des paroles s’adaptent et se fondent aussi bien dans un contexte folk que dans un contexte metal, parce qu’il y a un côté sombre et aventureux dans cette chanson… Mais il m’a semblé que la version « Nightly Sun » méritait d’exister elle aussi. C’est pourquoi je l’ai ressuscitée sur cet EP.

Du point de vue de l’expression artistique, comment comparerais-tu metal extrême et musique folk ? Est-ce que ce n’est qu’une question d’intensité ou de subtilité ?

C’est sûr que certaines formes se prêtent mieux à certaines émotions. Quand tu joues en live avec un groupe de death metal, ou même de metal en général, c’est l’occasion de t’exprimer de manière agressive, violente, expansive ; c’est une dimension à part entière de cette forme artistique. En revanche, en effet, quand tu te retrouves seul sur scène avec une guitare, c’est plus une question de subtilité. Mais ceci étant, je ne pense pas qu’il n’y ait que de l’obscurité dans Tribulation et que de la subtilité dans Chants from Another Place. Ce sont deux formes différentes qui contiennent de nombreuses facettes. À première vue, on peut en avoir une certaine idée, mais il y a de la place pour des émotions plus variées dans un style comme dans l’autre : il peut y avoir de l’agressivité dans mon projet solo aussi. Elle va prendre une forme différente sans doute en raison du contexte, mais elle est là. Comment l’expliquer… Elle ne se manifeste pas de manière aussi rentre-dedans. Peut-être que c’est une forme d’expression plus passive, d’une certaine manière ; il y a aussi de la place pour ça quand tu es sur scène. Je ne sais pas trop. En tout cas, pour répondre à ta question, je dirais que ces deux formes d’expression contiennent tout, chacune à leur manière.

Tu as composé « Anguished Are The Young » quand tu étais très jeune, il y a une dizaine d’années. Qu’est-ce que ça représente pour toi de jouer cette chanson dix ans plus tard ?

Elle est toujours aussi pertinente, en tout cas d’une certaine manière, c’est pourquoi je l’ai ressortie. Quand je l’ai reprise, je me sentais vraiment paumé, désorienté, je me disais : « Il faut que je sorte cette chanson, que j’en fasse quelque chose, car elle me parle énormément en ce moment. » Mais peut-être que c’est d’une autre manière que je me sentais perdu il y a dix ans ; les circonstances étaient différentes, j’étais une personne différente, d’une certaine manière ; ma vie était différente. Mais ce que je garde en commun avec cette personne, c’est cette impression d’être perdu, d’avoir des choix à faire, d’avoir le sentiment que les choses manquent de sens immédiat, et d’avoir terriblement besoin de ce sens. Tout ça a une signification un peu différente pour moi maintenant, mais la sensation, l’émotion est toujours la même.

Cet EP semble, dans son ensemble, parler de transformation. Qu’en penses-tu ?

Absolument, bien vu ! C’est le mot que j’aurais moi-même choisi pour décrire cet EP et même ce projet dans son ensemble. Il parle d’exploration et de transformation.

D’où vient ce nom, « Chants from another place » ? Ça me fait penser au « man from another place » de Twin Peaks (3)

Oui ! [Rires] Ça vient en partie de là en effet « from another place » [« venu d’un autre endroit »], il y a une petite référence à Twin Peaks dans le titre.

Ce thème de l’ailleurs est récurrent dans tout ce que tu fais, que ce soit ce projet ou les titres et les paroles de Tribulation. Qu’est-ce que c’est, cet Autre ? Est-ce que c’est la nuit, l’obscurité ? Est-ce qu’ultimement, c’est la mort ?

Je crois que c’est un monde conceptuel. Disons que ça peut être l’endroit où se rassemble tout ce qui ne fait pas partie de la vie quotidienne, ce qui n’est pas matériel, ou pas familier. Pour utiliser une métaphore, c’est la nuit, si la vie quotidienne est le jour. En gros, c’est le monde intérieur, l’inconscient plutôt que la conscience. Ce sont les parties de toi que tu ne peux pas expliquer, les émotions plutôt que la logique. C’est une idée très générale.

Qu’est-ce qui t’attire vers cet univers ?

Tu parles de l’Autre dans le contexte de Chants from Another Place ou de Tribulation ?

Je ne sais pas… Est-ce qu’ils sont différents ?

Je ne les ai jamais vraiment comparés. Je pense qu’ils sont assez similaires. Si on allait dans le détail, je pourrais sûrement l’évoquer dans des termes un peu plus spécifiques que la définition que je viens de te donner, mais pour le moment, je ne saurais pas vraiment en dire plus…

Quel rôle a cet Autre dans le processus de transformation dont tu parlais un peu plus tôt ?

Pour continuer la définition que je te donnais un peu plus haut, on pourrait dire que l’Autre, c’est ce que tu n’es pas pour le moment, peut-être ce que tu peux potentiellement devenir. Pour se transformer, de ce point de vue-là, il faudrait se plonger dans cet Autre, ce qui te permettrait de devenir toi-même autre chose. Je pense que ça peut se faire à plusieurs niveaux, tout d’abord mentalement, mais aussi émotionnellement et même physiquement, jusqu’à un certain point. Par exemple, tu décides d’aller dans une certaine direction, et tu modifies ton corps en fonction de cette idée, de cette résolution, de cet objectif. D’un autre côté, nous changeons en permanence en temps qu’êtres humains ; au fur et à mesure que nous prenons de l’âge, avec le temps, nous sommes exposés à de nouvelles idées. Plus simplement, juste le fait de vivre dans la société dans laquelle nous vivons fait que nous sommes destinés à devenir ce que nous n’étions pas par le passé. Nos expériences nous changent en permanence. Mais je ne crois pas que ce soit de ce genre de transformation que je parle dans ce projet. Je parle d’une transformation en quelque chose que tu veux devenir ou que tu as l’impression que tu pourrais être sans trop savoir ce que c’est. Mais tu cherches. Je cherche. Je m’ouvre aux possibilités de changement et je vois ce qui se produit. C’est une recherche active, peut-être que la différence est là : les changements dont je parlais plus tôt son plutôt passifs. L’EP parle d’un processus de transformation actif.

Est-ce que tes costumes et ton maquillage, qui semblent de plus en plus importants dans ton jeu scénique, ont quelque chose à voir avec cette idée de transformation ? Est-ce qu’on doit y voir des personnages que tu interprètes, ou différentes personnalités par exemple ?

Moi, je vois ça comme une manière de donner vie à mes fantasmes. Ça me permet de faire sortir des choses qui sont en moi, que j’ai dans ma tête ou dans mon cœur ; ça me permet de les faire remonter à la surface. De ce point de vue-là, c’est une exploration physique de ma vie intérieure. D’ailleurs, tout dépend de ta manière de voir les choses, mais ça peut être une bonne définition de ce que fait, de manière générale, l’artiste : son rôle archétypal est de manifester dans le monde physique ce qu’il ou elle trouve dans son imagination au lieu de garder ça dans sa tête. Pour moi, c’est très important, parce que ça te change toi-même, mais ça peut aussi changer les autres d’une autre manière. C’est le changement qui est intéressant, la possibilité de devenir quelque chose d’autre, la transformation.

Dans Tribulation et dans une moindre mesure dans Chants from Another Place, l’obscurité et la mort ont souvent des traits féminins. Pourquoi ? La langue française est genrée donc la mort et l’obscurité sont des mots féminins, ce qui pourrait peut-être suggérer pourquoi elles ont été représentées sous des traits féminins dans l’histoire de l’art. Ce n’est pas le cas en anglais ni en suédois, par contre…

C’est intéressant ! En effet, le suédois n’est pas genré comme les langues latines. J’ai un peu étudié l’espagnol donc je vois un peu comment ça marche… C’est très intéressant, le fait que les choses soient masculines ou féminines, et les raisons pour lesquelles elles vont avoir un genre ou un autre. Jusqu’à un certain point, je pense que dans notre cas, ça a un peu à voir avec la tradition artistique dont tu parles, mais je suis sûr qu’en plus de ça, il y a des facteurs psychologiques qui entrent en jeu. L’histoire des langues et de la manière dont elles ont évolué en ce qu’elles sont désormais est longue et passionnante. La féminité et l’obscurité, ce sont des thèmes qui font partie de Tribulation depuis très longtemps, depuis des années. Je pourrais essayer de théoriser là-dessus, pourquoi certaines images et certaines paroles tournent autour de l’obscurité présentée sous des traits féminins, mais ça deviendrait vite une question très personnelle. Je pense vraiment qu’il y a des mécanismes psychologiques à l’œuvre là-dessous.

Oui, on pourrait par exemple penser que dans la perspective d’hommes, le féminin, c’est aussi une forme de l’Autre…

Absolument. Je pense que ça peut aussi faire partie du processus de transformation dont on parlait plus tôt. Il y a une recherche d’équilibre, un besoin d’explorer, d’incarner et de faire remonter à la surface sa part féminine – en terme jungiens, son anima (4).

Est-ce que ça joue un rôle dans l’androgynie dont tu peux faire preuve ? Est-ce que c’est une manière d’incarner cette anima ?

Oui, c’est une chose à laquelle je réfléchis beaucoup : comment et à quel degré, d’un point de vue personnel, la chose que je ressens est en fait à portée de main, le fait que la chose que je dois découvrir est en fait la manifestation de l’anima… J’y ai vraiment longtemps pensé exactement en ces termes. J’ai pas mal de théories qui expliquent ce qu’on fait, pourquoi ça prend cette forme, ce que je fais sur scène en particulier, pour ne pas généraliser au reste du groupe, qui ne voit peut-être pas les choses de la même manière. Ça a toujours été très important pour moi d’embrasser une certaine féminité sur scène, en particulier. Paradoxalement, ça a toujours fait partie de la direction dans laquelle je voulais aller, mais je ne me le suis vraiment formulé qu’en 2015, lorsque nous avons tourné avec Deafheaven. J’ai pu voir la manière dont George [Clarke] ose être très émotionnel dans son jeu de scène, comme il n’a pas peur d’avoir l’air efféminé dans sa manière de bouger et de poser, et j’ai trouvé ça très libérateur. Tout d’un coup, il y avait ce mec qui était capable d’embrasser sa part de féminité. J’ai trouvé ça très inspirant. De toute façon, j’ai trouvé des choses inspirantes dans à peu près tous les groupes avec qui nous avons tourné. J’ai appris énormément de tous ces artistes. Par exemple, lorsque nous avons tourné avec Watain aux États-Unis pour la première fois, j’ai appris d’Erik [Danielsson] comment occuper l’espace sur scène, comment dire : « Me voilà ! Je n’ai pas peur de me montrer ! ». C’est quelque chose que j’ai aussi vu chez Nergal de Behemoth, avec qui nous avons aussi tourné en 2015. Il m’a appris à interagir avec le public, et à m’amuser avec cette relation qui se crée entre l’artiste et les gens qui sont dans la fosse. C’était très inspirant aussi. Il y a quelque chose à apprendre de tout le monde. Ça m’a beaucoup aidé de tourner avec des groupes aussi différents et de voir comment ils s’y prenaient.

Quand on te voit jouer sur scène, tu donnes une impression de grande liberté, qu’on retrouve d’ailleurs dans tous tes projets. Est-ce que ça s’inscrit dans le processus de transformation dont on parle depuis le début ? Est-ce que c’est son objectif ?

Peut-être qu’on peut voir ça comme la motivation. Mais ce n’est pas la seule, en tout cas, car c’est un terme pas très bien défini, très large, qui peut vouloir dire beaucoup de choses différentes selon les personnes. Pour moi, ce n’est pas vraiment l’objectif, mais c’est la motivation pour aller quelque part, accéder à quelque chose, changer, parce que je crois que le but, c’est le changement en lui-même, plus que la liberté. Mais finalement, peut-être que c’est la même chose : tu aspires à quelque chose d’autre donc tu te transformes pour y accéder. Cette aspiration qui a trait à la liberté, c’est une part naturelle du processus. Disons que c’est un ingrédient très important.

Pour revenir à Tribulation un instant : dans le communiqué de presse de Down Below (5), votre musique est décrite comme du death metal « Jugendstil », ce qui est en effet assez bien vu : esthétiquement, vous empruntez énormément à l’art et la littérature du tournant du XXe siècle. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette époque ?

À vrai dire, une grande partie de notre imagerie provient de la revue Jugend elle-même ; la pochette de notre deuxième album, Formulas of Death, est d’ailleurs une réinterprétation d’une illustration que nous y avons trouvé (6). J’aime beaucoup les artistes de cette période, mais je ne saurais pas vraiment dire ce qui nous plaît tant, ce qui m’attire tant chez eux… Peut-être que c’est la dimension mythique, presque mythologique de ces illustrations qui me plaît. Ce n’est pas naturaliste ni réaliste, c’est à la fois très séduisant esthétiquement et très réfléchi. Parfois, c’est aussi très simple. Ça peut évoquer des contes de fée ou de très anciens mythes. Il y a une impression d’atemporalité qui me fait toujours penser au folklore. C’est du romantisme, en gros [rires].

Comment s’est passée votre collaboration avec Anna von Hausswolff sur « Purgatorio » ?

Je suis allé à l’un de ses concerts en 2016, nous avons discuté plus tard au merchandising et je lui ai demandé si elle voudrait qu’on travaille ensemble, un jour, voilà comment nous nous sommes rencontrés [rires] ! Je l’ai recontactée plus tard pour lui demander si elle voulait participer à l’album. Ça l’intéressait, donc nous en avons un peu discuté par mail, puis elle a interprété la chanson, se l’est appropriée, et ça a très bien fonctionné. Nous n’avons pas enregistré ensemble, nous avons tout fait par mail, mais nous sommes très contents du résultat. Nous utilisons ce morceau pendant nos tournées, entre deux chansons, parce qu’il crée vraiment une atmosphère.

Tu es donc artiste, tu crées les visuels pour Tribulation avec Adam. En plus de ça, un album comme Formulas of Death que tu viens d’évoquer est vendu avec un livret dans lequel on trouve beaucoup de vos dessins mais aussi de tableaux d’artistes de la période dont on parle. C’est très important pour vous d’avoir une imagerie particulière associée à votre musique ?

Oui, c’est quelque chose qui est important pour nous depuis le début. La dimension visuelle du groupe est l’une de ses bases, et une partie fondamentale de la manière dont nous percevons la musique. Il y a plusieurs dimensions qui constituent cette forme d’expression qu’est le death metal, et nous avons décidé de mettre l’accent sur la dimension visuelle. Ne pas prendre la manière dont ta musique est présentée en considération, ça laisse le champ libre à d’autres pour le faire pour toi. Ça peut être un parti-pris en soi, mais ce n’est pas comme ça que nous voulons faire. Nous voulons présenter notre musique exactement comme nous la voyons nous-même. C’est une manière de prendre une sorte de raccourci entre la vision, la sensation que nous voulons transmettre et le produit final, plutôt que de devoir expliquer à quelqu’un d’autre nos idées, et ensuite d’avoir une interprétation de nos propos et de notre musique potentiellement assez éloignée de ce que nous avions à l’esprit. Nous voulons nous passer de cette étape-là et faire les choses vraiment à notre façon. Le contrôle artistique, c’est l’une des raisons, mais ça me semble aussi plus authentique quand tu es impliqué dans toutes les phases de la création d’un album, tu te sens plus à ta place, et tu es sûr que le résultat final viendra de toi et pas d’un compromis avec une autre vision.

Dans une interview où un journaliste te demande ce que c’est l’art pour toi, tu réponds que c’est la vie. Est-ce que tu peux développer un peu ?

Il y a une semaine, je discutais avec un autre journaliste, et on se rapprochait de ce thème-là aussi. Je crois que quel que soit le sujet dont je parle, nous en revenons toujours à la question de trouver la raison, la signification, le thème de sa vie ; la chose autour de laquelle les autres vont graviter : quel est le sens de sa vie, comment trouver ce sens. En ce qui me concerne, j’ai choisi l’art. Et j’utilise le mot art dans son acception large : ça peut être autant de la musique que des images, de la peinture, de la danse… Pour moi, c’est une manière très directe de me faire sentir que la vie a un sens. Je ne peux pas complètement expliquer pourquoi. C’est l’ingrédient principal, le centre de tout. Quand je suis plongé dans la création, il me semble que tout à coup, tout a un sens. J’en suis arrivé à cette conclusion quand j’ai travaillé pour la première fois de ma vie, vers 20 ou 21 ans. Je travaillais dans un entrepôt. C’était différent de tout ce que j’avais fait jusque là… Ça a été une sorte de réveil assez brutal, un signal d’alarme, je me suis dit : « OK, ce n’est pas à ça que doit ressembler ma vie. Il faut que je fasse quelque chose de radicalement différent dès que possible. Je ne dois pas perdre mon temps à ça. » Je ne veux pas dire que ce n’est pas bien de bosser dans un entrepôt, pour certaines personnes, ça l’est peut-être, mais moi, ça ne m’allait pas du tout. Je me disais, comme Bob Dylan dit dans une vieille interview qu’il avait faite en Suède et qu’on trouve toujours sur YouTube, [en imitant Bob Dylan] : « I must sing’n’dance, man ! » [« Il faut que je chante et que je danse, mec ! »]. Je crois qu’il dit ça pour rire, d’ailleurs, mais c’est tellement vrai ! Je m’identifie tellement ! [rires]

Tu as commencé à réaliser des vidéos à la fois pour Tribulation et pour Chants from Another Place. Tu penses que tu vas continuer dans cette direction ?

Oui ! J’adore faire ça et c’est aussi très gratifiant : j’y ai trouvé un nouveau média par lequel m’exprimer d’une nouvelle manière, et d’une manière qui inclut énormément de facettes. C’est de l’image mais avec du mouvement, c’est de la musique mais coordonnée à des images… C’est unique, de ce point de vue-là. Tu peux raconter une histoire avec ces images, les transitions qu’il y a entre elles… Tu peux faire tellement plus qu’avec une simple image. C’est vraiment fun. C’est une forme d’art intégrale, un peu comme jouer en live. Finalement, c’est assez similaire : tu es l’intermédiaire, l’élément conducteur par lequel se produit la musique, tu lui donnes corps et tout ce que tu fais a une dimension visuelle aussi, et la musique est là, tu peux la ressentir par tous tes sens… En fait c’est ça, la forme d’art ultime : interpréter la musique en live.

Adam a dit dans une interview que tu pourrais faire des expositions vu ce que tu crées… Est-ce que tu y as déjà pensé ? C’est quelque chose qui te plairait ?

Peut-être, mais… je n’ai pas le temps ! [rires] J’aimerais bien, cela dit. Je m’y intéressais de plus près plus jeune, quand je n’avais pas vraiment choisi ce que je ferais de ma vie – même si j’étais déjà dans Tribulation et que je travaillais aussi déjà sur d’autres projets. J’ai songé devenir artiste plutôt que musicien, mais je suis arrivé à la conclusion que non, c’était vraiment de la musique qu’il fallait que je fasse, donner la priorité à Tribulation, à la musique, et donner à l’art une place complémentaire plutôt que l’inverse.

Est-ce que tu sais pourquoi ? Tu penses que tu t’exprimes mieux par la musique ?

Mes attaches émotionnelles à la musique sont plus fortes. C’est plus direct à mes yeux, c’est vraiment de l’expression directe.

Chants

Chants from Another Place © Jonathan Hultén

  • Pour ceux au fond qui n’auraient pas bien suivi : on peut trouver la musique de Jonathan ici, de ses nouvelles , et puis de même pour Tribulation, ici, et .
  • Envie de (re)lire les deux interviews dans leur habitat naturel ? C’est sur le site de Radio Metal que ça se passe, ici pour Adam Zaars, et pour Jonathan Hultén. Elles sont aussi lisibles en anglais ici et .
  • Vous avez envie d’écouter Adam parler de tantrisme plus en détail ? Je vous comprends. En anglais, cette interview par le toujours impeccable Niklas Göransson fait plutôt bien l’affaire.
  • Si ces histoires d’animus et d’anima vous intriguent, voici une émission vintage de France Culture qui les évoque plutôt clairement, et bien sûr La dialectique du moi et de l’inconscient de Jung.
  • Pour terminer, et à défaut de pouvoir recommander cette exposition berlinoise qui est apparemment merveilleuse et complètement dans le sujet (et fermée, cela va sans dire), la revue Jugend a été digitalisée et mise en ligne ici, et c’est fantastique.

(1) C’est en effet sur « Vagina Dentata » que s’ouvre The Formulas of Death, le deuxième album du groupe, qui a suivi un The Horror ma foi très agréable mais plus conventionnel, ne se démarquant jamais beaucoup du death metal suédois des années 90. Un titre pareil ne pouvait que nous inspirer sympathie par ici, puisqu’il nous rappelle notamment un rêve à base de « terribles mâchoires » de notre vieil ami Edmond de Goncourt, qui était à peu près aussi passivement terrifié par les femmes de nuit qu’il était activement horrifié par elles de jour. Par ailleurs, si vous lisez l’anglais, on vous recommande chaudement cet article qui rapproche ce mythe de véritables tératomes dentés de l’ovaire, car les bizarreries anatomiques sont notre passion.

(2) « Jonathan, ces dernières années, a toujours fait des demos chez lui, donc il peut présenter quelque chose de pas tout à fait terminé mais de très proche du produit fini, ce qui est un gros avantage ; nous parlions du fait qu’une esquisse ne représente toujours qu’un fragment de l’image finale, là, lui peut proposer beaucoup plus. À partir de là, si nous n’avons rien à redire à ses chansons, nous ne disons rien, à part que c’est parfait comme ça ; s’il y a quelque chose que nous n’aimons pas ou que nous voulons changer, nous lui faisons ce retour, il travaille dessus, puis il nous envoie une autre version, nous lui faisons un feedback à nouveau, etc. Par contre en ce qui me concerne, cette fois-ci… Je crois que je peux une fois de plus faire l’analogie avec le dessin, parce que c’est comme ça que je travaille depuis toujours, je pense que les groupes travaillent comme ça depuis toujours aussi : tu as une mélodie, un riff, ou une idée et tu le montres aux autres quand tu es en répèt. Le problème, c’est que ça prend énormément de temps. Je peux passer un an ou plus à finir une chanson, et cette fois-ci nous ne pouvions pas nous le permettre. Donc nous avons dû non pas trouver un raccourci mais prendre une voie différente. » Dixit Adam Zaars quelques mois plus tôt – l’interview dans son ensemble est en ligne ici.

(3) Tribulation aime Twin Peaks, ce n’est un secret pour personne : en live, le groupe a d’ailleurs pour coutume d’ouvrir sa chanson « Rånda » avec le superbe thème de Laura Palmer. Dans la folklore scandinave, la rånda ou skogsrå est la protectrice de la forêt et des animaux sauvages. Femme séduisante côté face, côté pile, elle ressemble au choix à un arbre creux ou à un animal. Elle perd les marcheurs, les séduits et vole leur âme… Bref, une femme fatale que Tribulation décrit avec les mêmes mots que Lilith dans le Faust de ce bon vieux Goethe. Quant au lien entre Laura Palmer et la forêt, on aura l’occasion d’en reparler…

(4) En contrepoint, l’avis d’Adam Zaars, à la fois similaire et différent – mais peut-être n’est-ce qu’une question de langage, voyez donc : « C’est quelque chose qui fait partie de nous depuis le début, presque. Personnellement, j’ai toujours été plus attiré par les divinités féminines que masculines. Je crois que c’est une question de goût personnel, de ce dont tu as besoin pour te sentir à l’aise, ici, dans une entreprise spirituelle. Ce n’est pas une coïncidence, c’est un thème récurrent en effet. [Réunir le masculin et le féminin] est l’objectif ultime de certaines pratiques spirituelles et de certaines traditions dans le monde. Du tantrisme par exemple, c’est la première chose qui me vient à l’esprit ; pour résumer très vite, le tantrisme cherche à réunir ce qui a été appelé l’énergie féminine à l’énergie masculine. L’énergie masculine, c’est Shiva, et l’énergie féminine a toutes sortes de noms mais dans le tantrisme, elle est appelée Kundalini. L’objectif, c’est de réunir les deux. Je pourrais en parler des heures mais pour dire les choses simplement, l’idée est de les unir pour ensuite te débarrasser de ta personnalité au profit d’une personnalité divine. Pour ça, tu peux utiliser à peu près toutes les méthodes que tu veux, ou peut-être de manière plus préférable, que ton guide te propose. Il y a beaucoup de manières d’y parvenir. Certaines personnes sont très à l’aise avec l’idée d’un dieu masculin unique par exemple, surtout ici en Occident, puisque c’est le cas de toutes les religions abrahamiques. Cela dit, il y a un principe féminin dans le christianisme aussi, mais ce n’est pas comme dans l’Hindouisme où tu peux vraiment choisir de voir cette réalité comme une figure masculine, si ça te va, ou alors comme une amante peut-être, comme une mère… en fonction de ce avec quoi tu te sens le mieux ou ce vers quoi ton guide te dirige pour arriver à ton objectif. Je crois que c’est ça que nous exprimons par nos moyens artistiques. Ce n’est pas en soi un processus spirituel pour nous, mais en tout cas c’est l’expression artistique d’un intérêt pour la religion ou la spiritualité, au moins. J’irai jusqu’à là, dans le contexte de Tribulation. »

(5) Ce titre, « Down below », est lui-même une variation toute transparente sur l’un des titres anglais de Là-bas de ce cher Huysmans, « Down there », l’un des livres préférés de Zaars, qui comme Huysmans et pas mal de monde par ici, trouve que « les queues de siècles se ressemblent », selon toujours la même interview mais en off, eh oui. Il y aurait beaucoup à dire sur le côté fin-de-siècle plus que simplement romantique du metal extrême, notamment d’une certaine scène suédoise (Tribulation, Vampire, feu In Solitude, Reveal! à sa manière), mais ce sera pour une prochaine fois…

(6) En effet, l’artwork que Jonathan Hultén a créé pour The Formulas of Death est une sorte de version forestière de cette sirène d’Hugo Freiherrn von Habermann. Et le prochain album enfonce le clou avec rien de moins que la Sibylle de Fernand Khnopff en guise de pochette

2 réflexions sur “Métamorphoses

    • Oh, ça me fait vraiment plaisir de te voir en ces lieux désolés ! J’espère que tu vas y trouver ton compte. Merci de ton passage en tout cas 🖤

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