प्रलय

« Tout finit par se mêler – tout est organique. Il est impossible de distinguer une chose d’une autre chose. Lorsque l’esprit est vidé de tout égoïsme, il s’effrite et se dissout dans l’eau. Si j’entaille mon corps et me concentre comme il faut, je ne le sentirai pas. Chaque fois que mon cœur bat, il tressaute violemment et disloque ma colonne vertébrale, qui tire sur la base de mon cerveau. Les souvenirs se meuvent à travers la forêt obstruée et pourrissante à l’intérieur de ma tête et écrasent le présent sous leur poids. Mes souvenirs ne m’appartiennent pas. Ils sont aussi inconnaissables que le mille-patte qui agite ses pattes dans le recoin sombre sous le lavabo. Lorsqu’une image se déplace dans mon système nerveux, c’est avec l’avidité prédatrice d’un intrus. Mon corps est ouvert, transparent, sans défense. Chaque seconde est un insecte qui se nourrit de mon sang.

Une découverte encore pire se révèle : mon corps est liquide, une nuée temporaire de cellules (dont chacune a sa propre identité) qui finira par se disséminer dans une mer plus vaste de liquides changeant et se mêlant.

Ma peau n’est pas une protection – elle est ouverte. En soufflant, le vent la traverse pour atteindre mes entrailles. Il passe à travers moi, emporte des parties de moi avec lui, en met de nouvelles à leur place. Je me noie dans la lumière. La lumière est un fluide que j’inhale. Mes yeux sont fermés, donc mon corps est illuminé de l’intérieur, brillant comme une méduse dans la mer.

Je suis habité par les pensées d’autrui. Si je coupe l’un de mes doigts, je coupe des générations d’histoire, de stimuli qui sont passés par moi et m’ont donné forme. Je suis fait de viande, parcouru d’énergie, mais cette énergie n’est pas à moi. Je suis utilisé comme un instrument pour que l’électricité puisse se chanter à elle-même.

L’air, comme c’est du sang, est difficile à inhaler, mais j’apprends. Je me détends et le laisse passer. Mon corps y flotte, englouti par lui. Je respire, avale et pense du sang. Mon imagination s’arrête où le sang finit. Le sang m’entoure, noie ma vision, au point que lorsque je pense, avant qu’une image se forme, elle est dévorée par le sang. Je suis flétri, ancien, un enfant qui dérive dans un univers d’un rouge épais, pulsant et me gorgeant de mon propre sang conscient. Ce sang me connaît, me lèche, me maintient dans le bourdonnement perpétuel d’un orgasme auto-annihilant qui envoie des vagues de plaisir jusqu’aux flaques les plus éloignées de conscience rouge et palpitante.

Cachée par la distance, l’obscurité derrière les étoiles atteint une densité impénétrable et noire. La lumière, la pensée et la possibilité furent inéluctablement inhalées par la bouche aspirante du trou mort. À l’intérieur du trou se trouvait le centre du cœur de l’opposé de l’espace. Le futur et le passé s’annulaient rétrospectivement et par anticipation. L’histoire fut rembobinée, évanouie avant d’avoir commencé. Le silence fut exterminé. »

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Collage de traductions maison d’extraits provenant de différentes nouvelles du recueil The Consumer de Michael Gira, 1994 | Joseph Sima pour Beau Regard de Pierre Jean Jouve, 1927 | The Vanishing, Insect Ark, 2020

Suppuration

« Oui, me suis-je dit à moi-même, moi aussi j’aime tout ce qui coule : les rivières, les égouts, la lave, le sperme, le sang, la bile, les mots, les phrases. J’aime le liquide amniotique lorsqu’il s’échappe de la poche des eaux. J’aime le rein avec ses douloureux calculs biliaires, ses cailloux et je ne sais quoi ; j’aime l’urine qui jaillit brûlante et la chaude-pisse qui court sans fin ; j’aime les mots des hystériques et les phrases qui se coulent comme la dysenterie et reflètent toutes les images malades de l’âme ; j’aime les fleuves formidables comme l’Amazone et l’Orénoque, où des hommes fous comme Moravagine flottent à travers le rêve et la légende sur un bateau ouvert et se noient dans les bouches aveugles du fleuve. J’aime tout ce qui coule, même le flux menstruel qui emporte l’œuf infécond. J’aime les textes qui coulent, qu’ils soient hiératiques, ésotériques, pervers, polymorphes ou unilatéraux. J’aime tout ce qui coule, tout ce qui contient du temps et du devenir, ce qui nous ramène au début où il n’y a jamais de fin : la violence des prophètes, l’obscénité qu’est l’extase, la sagesse du fanatique, le prêtre avec sa litanie caoutchouteuse, les mots infects de la putain, la salive qui s’écoule dans les caniveaux, le lait du sein et le miel amer qui s’épanche de l’utérus, tout ce qui est fluide, fondant, dissolu et dissolvant, tout le pus et la saleté qui en coulant sont purifiés, ce qui perd son sens de l’origine, ce qui suit le grand parcours vers la mort et la dissolution. »

« Les corps ne sont pas des volumes mais des littoraux : des pénétrabilités insolubles mais pas délimitées, des opportunités de décomposition réelle de l’espace. Combien d’orifices a le corps humain ? La transfusion osmotique de composés salins d’une goutte de transpiration étrangère a l’impact sur un amas de cellules épidermiques d’une copulation annihilante. »

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Henry Miller, Tropic of Cancer, 1934 | Gifs via Tumblr de cette vidéo de syndrome du défilé cervico thoraco brachial | « Coagulation », Autopsy, 2023 | Nick Land, The Thirst for Annihilation, 1992

Alchimie du verbe

Étude élémentale des liens entre drogues et littérature

Dans une interview pour le Matricule des anges (1) l’illustre Gabrielle Wittkop se demande si la sérénité qui émane des travaux de Leibniz pourrait avoir quelque chose à voir avec sa consommation de thériaque, un dérivé d’opium fréquemment utilisé comme antidouleur à l’époque. En 2017, la prédilection des artistes pour les drogues de toutes sortes est un poncif usé jusqu’à la corde, et les explorations méthodiques d’Henri Michaux, d’Ernest Jünger ou évidemment d’Aldous Huxley documentent précisément les effets d’un catalogue extensif de substances psychoactives. Mais avant ces proclamations tonitruantes de l’ouverture des portes de la perception, les psychotropes jouaient déjà dans les coulisses de la société un rôle discrètement délétère, et on sous-estime peut-être leur empreinte sur l’histoire des arts, et plus précisément sur celle de la littérature. En effet, au XVIIIe et XIXe siècles, la consommation d’opiacés va croissant : la médecine compte alors beaucoup sur leurs propriétés lénitives, et on se ravitaille en quantités industrielles dans les colonies, au point qu’en Angleterre, les classes populaires consomment plus volontiers du laudanum que de l’alcool puisqu’il est meilleur marché que le gin ou la bière. On ne peut s’empêcher de remarquer que les effets de ces substances coïncident par ailleurs avantageusement avec certaines préoccupations d’époque : les triomphes de la Raison et de la démocratie ont des failles et les poètes ont tôt fait de s’y glisser, en quête d’ailleurs, d’altérité, bref, d’un nouveau souffle. L’imagination créatrice prend le pas sur l’imagination reproductrice, et on part en quête d’images inédites dans les rêves, les hallucinations, voire même la folie. À une époque où la toxicomanie telle que nous la concevons désormais n’existe pas (les drogues ne sont considérées comme un problème de santé publique que très tard, et ce n’est qu’au début du XXe siècle que l’État commencera à légiférer), elles semblent à bien des égards avoir été à la fois le carburant et le catalyseur idéal.

En compagnie de quatre amateurs patentés de paradis – et d’enfers – artificiels, Thomas de Quincey, Théophile Gautier, Jean Lorrain et Georg Trakl, retraçons la splendeur et la décadence d’un romantisme sombre imbibé de poisons.

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Là-bas I

Floraisons choisies

« So that a man may die of a rose in aromatic pain... »

Les bourgeonnements du printemps sont loin derrière nous. Le solstice passé, tout s’épanouit désormais comme un fruit un peu trop mur. La nature brille joyeusement sous les feux de la décomposition qui, discrètement, commence déjà son œuvre patiente. L’arrivée de l’été ne nous réjouit guère (notre nature nous incline vers les périodes transitoires) ; raison de plus pour se remémorer comme il se doit les floraisons du printemps.

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Herbes du diable I

Mai 2018. Depuis quelques années, les sorcières sont partout. Loin des covens wiccans, elles se sont multipliées, ont pris toutes les formes, remis à jour certaines pratiques – politiques ou médicinales –, suscité des merveilles éditoriales, inspiré des ouvrages fondamentaux. Elles se sont parfois perdues, ont pu être dévoyées, mais de ça, nous ne parlerons pas. Si toutes ces sorcières ont pu se revendiquer telles, c’est sans doute parce que ce n’est plus un anathème : longtemps (toujours ?), ce nom de sorcière a été imposé du dehors. Le corps qu’il qualifiait était essentialisé autant que faire se pouvait (grâce à la marque du diable ou aux logorrhées justificatives d’un Heinrich Kramer (1), par exemple), la sorcellerie ne pouvant donc être combattue que par la mort, contrairement à la possession. Les sorcières n’ont existé que parce qu’on les a fabriquées.

Il y a quelques années, à l’hôtel de Soubise à Paris, on pouvait voir une exposition intitulée Présumées coupables, qui avait choisi pour visage Renée Falconetti, la Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer, sorcière qui avant d’être récupérée de toutes parts par des individus peu recommandables, a été condamnée à mort pour hérésie, comme bien d’autres avant et après elle. C’était à celles-ci que l’exposition était consacrée : sorcières, empoisonneuses, infanticides, pétroleuses, traîtresses. Des femmes inculpées pour avoir mis à mal l’idée éthérée de la féminité plus encore que pour d’éventuels crimes objectifs, destructrices et pas génitrices, ayant enfin le mauvais goût d’avoir un corps, ce qui vaut bien un petit passage à la question ou une coupe de cheveux gratuite. L’exposition en elle-même avait bien des qualités, dont une scénographie agréable qui rendait accessible un matériau pas nécessairement évident à mettre en valeur – des documents d’archive, donc –, ainsi qu’une sobriété et une absence de dolorisme assez agréables, mais ce qui a retenu notre attention, c’est qu’on y voyait bien que la figure de la sorcière était la matrice de toutes les autres.

Le premier à envisager à sa manière la sorcière comme fondation, c’est sans doute Jules Michelet, dont les préoccupations de forme – une conception de l’histoire à la fois scientifique, nourrie de l’étude méthodique des archives, et romantique, où la fiction et le souffle de la langue ont leur place à part entière, voire nécromancienne puisqu’il s’agit de faire parler les morts – comme de fond – obsession singulière pour la féminité, notamment dans ce qu’elle a de plus matériel – semblaient le destiner particulièrement à s’intéresser à la sorcière, qui sous sa plume apparaît pour la première fois plus victime que coupable, production d’une société et d’une époque plus que d’un pacte démoniaque. Jeanne Favret-Saada, anthropologue passionnante et grande spécialiste de la sorcellerie, a consacré une préface à l’ouvrage (2) où elle suggère que l’empathie de l’auteur pour son sujet est dû à une identification : ce que Michelet perçoit chez lui en tant qu’intellectuel et chez les sorcières, c’est que les sources du savoir sont, par essence, sataniques, c’est-à-dire menaçante pour l’Église (et bien d’autres institutions, les sociétés sécularisées n’en ayant pas fini avec les sorcières). Comme le savoir des sorcières que l’on n’a jamais pu dénier – et qu’on a donc vigoureusement condamné – est la connaissance des simples, penchons-nous sur quelques belles plantes, et profitons-en pour ausculter la descendance de cette sorcière de Michelet.

Au cinéma notamment, elle est pléthorique, preuve que ce brave Jules a mis le doigt sur quelque chose de fondamental. Le bal est ouvert dès 1922 par le Suédois Benjamin Christensen qui, avec Häxan (La sorcellerie à travers les âges), livre une adaptation singulière et atemporelle de l’œuvre de Michelet, tant dans le contenu que dans la méthode : Christensen prend la peine à la fin de son film de suggérer que les hystériques de Charcot sont les nouvelles sorcières… Mais c’est sur trois autres sorcières cinématographiques – trois, évidemment, comme les trois sorcières de MacBeth – que nous avons décidé de nous pencher, trois présumées coupables qui ont de quoi hanter le monde moderne : Jeanne dans Belladonna d’Eiichi Yamamoto, Thomasin dans The Witch de Robert Eggers, et enfin elle dans Antichrist de Lars von Trier.

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Jusqu’à ce que la lumière nous emporte

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Je n’avais jamais regardé le soleil se lever. Il y a à Lyon un petit parc qu’on appelle le jardin des curiosités. Il a un nom officiel beaucoup moins romanesque et je préfère celui-ci, qui évoque des jeux d’enfants, des orchidées bizarres, des assemblages hétéroclites. On y accède après une ascension éreintante, mais on peut aussi tricher et y arriver par en haut, en passant par la non moins romanesque rue des Macchabées. Les curiosités, ce sont les déploiements baroques d’une ville vue de haut. Pas de suffisamment haut pour en ressentir un vertige ou une pulsation inquiétante, mais à hauteur de toits, et à perte de vue. On peut voir jusqu’aux Alpes à l’Est, où le soleil monte.

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Les Camènes

Retour à Twin Peaks I

« Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles... »
Arthur Rimbaud

Laura Palmer-Fire Walk With Me

Vêtue de blanc, elle a le visage pâle et apaisé. Elle est ligotée pourtant, ses cheveux blonds autour de sa tête sont comme des algues, et, à la dérive, elle émerge à peine des flots. C’est La jeune martyre de Paul Delaroche, que l’on peut voir au musée du Louvre. C’est aussi Laura Palmer, dont le corps sans vie vient d’être découvert dans le premier épisode de Twin Peaks. Cette jeune fille morte a flotté des siècles avant d’échouer sur les rives de ce lac de montagne. En guise d’élégie, retraçons sa route sinueuse, recueillies et voilées de noir, comme il se doit.

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