Retour à Twin Peaks I
« Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles... »
Arthur Rimbaud
Vêtue de blanc, elle a le visage pâle et apaisé. Elle est ligotée pourtant, ses cheveux blonds autour de sa tête sont comme des algues, et, à la dérive, elle émerge à peine des flots. C’est La jeune martyre de Paul Delaroche, que l’on peut voir au musée du Louvre. C’est aussi Laura Palmer, dont le corps sans vie vient d’être découvert dans le premier épisode de Twin Peaks. Cette jeune fille morte a flotté des siècles avant d’échouer sur les rives de ce lac de montagne. En guise d’élégie, retraçons sa route sinueuse, recueillies et voilées de noir, comme il se doit.
Paul Delaroche était un grand spécialiste de la peinture historique et du mélodrame un peu kitsch. Pourtant, quand il peint sa jeune martyre, point d’effets, de couleurs tapageuses ou de hauts cris : elle flotte dans une eau sombre, et l’obscurité a pratiquement envahi tout le tableau. Seule son auréole dessine à la fois son assomption post-mortem et un clair-obscur mélancolique. On dit aussi que Paul Delaroche s’est inspiré d’un drame personnel pour tracer son visage, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celui de Louise Vernet, sa femme, qu’il a peinte sur son lit de morte. Quoiqu’il en soit, sur le tableau, cette jeune Romaine a préféré être jetée dans le Tibre plutôt que de révérer les faux dieux (1). Elle ne s’est pas suicidée, non ! Disons qu’elle s’est laissée tuer…
L’œuvre de Delaroche ressemble comme deux gouttes d’eau à La mort d’Ophélie de John Everett Millais, dont elle semble être le miroir, comme une version christianisée du personnage de Shakespeare. Ophélie ne s’est pas suicidée non plus, mais rendue folle de douleur par le meurtre de son père par Hamlet, elle est allée se réfugier sur un saule pleureur… et est tombée dans l’eau (2). La passion du XIXe siècle pour Ophélie n’est qu’une forme, liquide et fleurie certes, de la passion du XIXe siècle pour les femmes mourantes ou mortes, mais peu à peu cette fascination enfle et s’infiltre dans tous les recoins de la société – comme de l’eau.
De 1864 à 1907, à Paris, on pouvait aller à la Morgue contempler les cadavres anonymes. Située au bout de l’île de la Cité, position idéale pour récupérer les corps des âmes éplorées s’étant jetées dans la Seine, elle offrait chaque jour un spectacle renouvelé prisé des connaisseurs et du commun des mortels. En effet, ne vous imaginez pas seulement des personnages suspects aux centres d’intérêt pour le moins étranges en train de contempler ces morbides vitrines d’un œil expert : on s’y pressait, et tout le monde était de la partie (3). Nulle surprise donc que dans ce contexte, ce soit encore une noyée qui soit choisie comme l’égérie (4) d’une époque.
Dans les poèmes et dans les intérieurs bourgeois du tournant du XXe siècle, on ne voit plus qu’elle : l’inconnue de la Seine. Ce masque supposé mortuaire d’une jeune fille supposée suicidée (en réalité, il aurait été moulé sur une tuberculeuse encore bien vivante) a la même expression sereine que nos autres noyées, la même fraîcheur juvénile, les mêmes secrets cachés sous les yeux fermés à jamais et derrière les lèvres closes. Avec son mystérieux sourire de Mona Lisa, l’inconnue marque les esprits, les hante enfin, revanche discrète des martyres au cœur brisé.
À la même époque, tous ces flots semblent converger dans Bruges-la-Morte du Belge Georges Rodenbach, où la jeune fille morte se dilate, gonflée de larmes, et prend les proportions de toute une ville, Bruges. Ville d’eau noyée dans ses propres canaux, elle reflète les souvenirs de la femme défunte du narrateur, dont le teint de fleur et les cheveux blonds nous sont désormais familiers (5). Gaston Bachelard, grand spécialiste de la mélancolie aquatique, parle même d’ophélisation de la ville qui, de tristesse, semble prête à sombrer pour de bon.
Et nous revoilà, après ces détours en eau trouble, sur les rives du lac noir de Twin Peaks. Une centaine d’année plus tard (6), le visage bleuté de Laura Palmer émergeant de plastique froissé comme un masque de plâtre de sa boîte emplie de papier de soie semble ressusciter le pouvoir de fascination de l’inconnue de la Seine. Cette image énigmatique que ni la série, ni le film (Fire Walk With Me), ni même le livre (Le journal secret de Laura Palmer) ne parviennent à épuiser, les résume tous, et nous hante comme elle hante les personnages de la série, et bien d’autres.
Nous n’avons jamais vraiment réussi à reconnaître le visage de Laura Palmer vivante dans celui de cette morte, et le montage frappant qui a été utilisé pour le coffret Blu-ray de la série nous fait penser à ce photo-montage que Man Ray avait réalisé pour Aurélien d’Aragon, roman hanté par l’inconnue de la Seine et par les noyés drainés par le début chaotique du XXe siècle. Dans ce livre, Aurélien est amoureux de Bérénice, qui les yeux fermés, ressemble à l’inconnue de la Seine, et les yeux ouverts, est complètement métamorphosée, insaisissable, incompréhensible, à la fois mystère opaque et miroir brisé. La Laura les yeux ouverts est diffractée partout dans la série : présence fantomatique, rêve mystérieux, doubles incalculables (Maddy au même visage, Audrey le double inversé, Donna la possédée). Mais jamais, jamais elle ne ressemble à la Laura iconique aux yeux fermés, à la martyre qui elle aussi s’est laissée tuer pour ne pas avoir à se plier à un pouvoir dont elle ne voulait pas, à la fille poussée à la folie, à la beauté subjuguante sauvée – mais trop tard – des flots.
Alors d’accord : techniquement, Laura ne s’est pas noyée. Tout semble indiquer qu’elle était déjà morte avant d’être jetée à l’eau par son meurtrier, comme il l’avait déjà fait de Teresa Banks, autre corps flottant que l’on voit descendre le long d’un fleuve dans Fire Walk With Me. Mais avec la mort de Laura Palmer, c’est la même ophélisation qui se produit à Twin Peaks qu’à Bruges : la ville, sous les voiles du deuil, semble bien partir à vau-l’eau, hantée par Laura la noyée, et c’est de multiples naufrages que va décrire la série, du plus dérisoire (Nadine qui sombre dans l’adolescence) au plus tragique (celui de Leland Palmer et, ultimement, celui de Dale Cooper), les larmes dissolvant les apparences pour mettre au jour la noirceur.
Ainsi, ce cadavre rejeté sur les rives du lac, dont la peau a pris de l’élément liquide la couleur bleuâtre et les cheveux les volutes molles des algues, est bien celui de l’une de ces anti-sirènes, de ces Camènes inversées qui semblent s’épanouir dans l’eau après leur mort avec la même harmonie que leurs ancêtres romaines, nymphes des sources inspiratrices des artistes et dotées comme de juste de pouvoirs oraculaires. Lorsque Laura Palmer a annoncé, il a un quart de siècle, que nous la reverrions dans vingt-cinq ans, personne ne l’a prise au sérieux, et pourtant : la Camène, du fond des vagues, connaissait déjà la vérité.
(1) « Une martyre au temps de Dioclétien. Une jeune Romaine n’ayant pas voulu se sacrifier aux faux dieux, est condamnée à mort et précipitée dans le Tibre, les mains liées; le soleil est couché derrière les rives sombres et nues du fleuve; deux chrétiens, qui cheminent silencieusement, aperçoivent le cadavre de la jeune martyre, qui passe devant eux emporté par les eaux. La partie supérieure de la figure, ainsi que l’eau, est éclairée par une auréole divine qui plane au dessus d’elle. » Lettre de Paul Delaroche, 1854.
(2) « Il y a en travers d’un ruisseau un saule qui mire ses feuilles grises dans la glace du courant. C’est là qu’elle est venue, portant de fantasques guirlandes de renoncules, d’orties, de marguerites et de ces longues fleurs pourpres que les bergers licencieux nomment d’un nom plus grossier, mais que nos froides vierges appellent doigts d’hommes morts. Là, tandis qu’elle grimpait pour suspendre sa sauvage couronne aux rameaux inclinés, une branche envieuse s’est cassée, et tous ses trophées champêtres sont, comme elle, tombés dans le ruisseau en pleurs. Ses vêtements se sont étalés et l’ont soutenue un moment, nouvelle sirène, pendant qu’elle chantait des bribes de vieilles chansons, comme insensible à sa propre détresse, ou comme une créature naturellement formée pour cet élément. Mais cela n’a pu durer longtemps : ses vêtements, alourdis par ce qu’ils avaient bu, ont entraîné la pauvre malheureuse de son chant mélodieux à une mort fangeuse. » Hamlet, William Shakespeare.
(3) Pour les descriptions appétissantes, se reporter à Thérèse Raquin de ce bon vieux Émile Zola (pages 154 à 160 – eh oui ! – pour les impatients).
(4) Égérie est à l’origine un personnage mythologique : c’est une camène, c’est-à-dire une nymphe des sources…
(5) « […] fanée et blanche comme la cire l’éclairant, celle qu’il avait adorée si belle avec son teint de fleur, ses yeux de prunelle dilatée et noire dans de la nacre, dont l’obscurité contrastait avec ses cheveux, d’un jaune d’ambre, des cheveux qui, déployé, lui couvraient tout le dos, longs et ondulés […] Bruges-la-Morte, Georges Rodenbach.
(6) « Les queues de siècle se ressemblent. Toutes vacillent et sont troubles. », nous prévenait déjà J.-K. Huysmans dans Là-Bas…