Genius loci

Discussion avec Aluk Todolo

« [L]e lien entre spiritualité, beauté et unicité est au centre de l'expérience du chaos en musique.
La voix s'assume comme un son unique au monde, comme événement et comme matière.
Et l'auditeur se retrouve dans la position de rencontrer et de connaître plutôt que de savoir et comprendre. » 
Théo Lessour, Chaosphonies

À deux pas du centre Pompidou, derrière les statues de la fontaine Stravinsky et une fresque de street art incitant on ne sait qui au silence, se dresse l’église Saint-Merri, à laquelle pas grand-monde ne prête attention. Si elle n’a pas les dimensions extraordinaires de Notre-Dame, où par contre tout le monde se presse, elle a en le même plan, et son gothique certes plus tardif n’en mérite pas moins le coup d’œil. Mais c’est surtout pour son histoire singulière qu’elle nous intéresse : on vous épargne les aventures de Saint Médéric pour en venir immédiatement à ses usages pour le moins variés. Son cloître était au XIVe et au XVe siècles (et au grand damn du curé) un haut lieu de prostitution (1), et puis elle fut réquisitionnée à la Révolution pour devenir une fabrique de salpêtre, dont on avait grand besoin à l’époque. Vous commencez à sentir le soufre ?

Située dans le quartier historique des alchimistes (la maison de Nicolas Flamel et de la dame Pernelle, la tour Saint-Jacques, et même le Temple de Paris ne sont pas loin), elle présente plusieurs particularités architecturales tenant plus de l’ésotérisme que du catholicisme bon teint. Ainsi, point de Jésus ou de Marie : on y pénètre en passant sous une étrange créature hermaphrodite en laquelle on a coutume de reconnaître le Baphomet (2). Est-il d’époque ou a-t-il été rajouté lors des rénovations du XIXe siècle ? Il est difficile de trancher, mais peu importe, ça ne s’arrête pas là : sous une voussure, on trouve un escargot, autre symbole alchimique de l’hermaphrodite, et en haut du vitrail du transept nord, un pentacle inversé, rien que ça. De là à en faire un haut lieu de l’occultisme, il n’y a qu’un pas, qu’ont franchi allégrement une poignée de sociétés secrètes trouvant refuge dans l’enceinte de Saint-Merri, comme les théophilanthropes à la fin du XVIIIe siècle ou le Grand Lunaire au début du XXe.

Ces derniers temps, on y produit occasionnellement des concerts ; c’est ainsi qu’en 2016 y a joué Aluk Todolo. Ce n’est pas le seul groupe à s’y être produit, loin de là, mais si nous nous y arrêtons, c’est que la résonance créée par cette musique – du rock occulte, pour reprendre les termes par lesquels les musiciens ont choisi de la définir, et pour intituler un album pétri de notions alchimiques – en ce lieu – une église occulte, comme nous venons de l’illustrer extensivement – nous paraît unique, riche de vibrations et d’échos. Théo Lessour nous rappelle qu’avant nous, les chauves-souris « savaient depuis longtemps que son et espace ne sont pas deux choses différentes » (3). Cela saute aux oreilles humaines dans l’écho justement, ce phénomène acoustique dans lequel les Grecs entendaient la voix d’une nymphe éconduite, Écho (4). Voix unique aux déclinaisons multiformes, infinies, aussi nombreuses que le sont ses caisses de résonances, qui peuvent être autant externes (le lieu) qu’internes (le son émis). Voix, c’est ainsi qu’Aluk Todolo a décidé d’intituler son dernier album, et comme l’écho, sa musique instrumentale résonne à l’infini, comme diffractée par la multiplicité des lieux où elle est jouée et des subjectivités qui la reçoivent.

Au Moyen-Âge, le miroir était un style littéraire (5). Traité de moral ou d’éthique à visée édifiante, il était destiné à faire jouer les reflets – les actes étant les reflets de l’âme, la création étant le reflet de Dieu. De la même manière, à Saint-Merri et ailleurs, Aluk Todolo fait miroiter les voix intérieures de l’auditeur autant que celles des esprits du lieu. Avant d’être un poncif éculé, l’image du musicien inspiré, possédé est l’un des idéaux du rock’n’roll depuis ses débuts, l’un des endroits où sa nature radicalement primitive et dionysiaque est la plus éclatante. Les musiciens d’Aluk Todolo parlent volontiers de procédés médiumniques au sujet du processus de composition et lorsqu’ils jouent, ils ont l’air possédés, transcendés par une puissance stupéfiante en laquelle chacun verra ce qu’il veut. Peut-être, justement, le génie du lieu.

En raison d’un malencontreux coup du sort, nous n’avons pas pu nous rendre à ce fameux concert à Saint-Merri, mais nous nous sommes rattrapées quelques mois plus tard au Périscope de Lyon. Là, sous le prétexte d’une interview pour Radio Metal, nous avons pu discuter avec le guitariste, Shantidas Riedacker, et le bassiste du groupe, Matthieu Canaguier, de ce « son unique au monde » qu’est leur musique, krautrock, noise, black metal, rock du fond des âges, échos de vibrations primordiales. Nous la repostons ici ; voici leurs voix.

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Église Saint-Merri (France), avril 2016, ©Andy Julia

À première vue, votre musique a l’air très improvisée, mais vous insistez souvent sur le fait qu’elle est plus écrite qu’elle n’en a l’air. Vous décrivez d’ailleurs votre processus de composition comme quasiment médiumnique. Est-ce que c’est un processus collectif ? Comment le retranscrivez-vous en live ?

Shantidas Riedacker : Il y a une part d’improvisation en effet. Quand nous sommes sur scène, nous savons dans quelle direction nous voulons aller, nous avons des repères et des moments de liberté, mais à ce moment-là nous n’inventons plus. Nous savons où nous allons nous retrouver à la fin, mais nous gardons une marge de manœuvre due à notre interprétation et à la liberté que nous avons d’étirer certaines parties, par exemple.

Contrairement à nos anciens groupes où nous composions principalement à la guitare, la composition pour Aluk Todolo se fait par des phases d’improvisation. Certaines choses, qui viennent souvent de la rythmique, de la batterie, vont se fixer, et d’autres vont se développer autour, progressivement, par strates, différemment d’une composition qui serait faite par une seule personne.…

Matthieu Canaguier : En concert, nous allons aborder nos compositions différemment selon le l’esprit du moment. Tout est composé mais ouvert : pour chaque section, nous avons un point de départ, un point d’arrivée, et dans le chemin qui mène de l’un à l’autre, il y a une marge de manœuvre qui va permettre de développer certaines inflexions ou une dynamique particulière. Un soir, nous pouvons jouer une partie de façon très sauvage, et au contraire la même partie beaucoup plus calme le lendemain. C’est le retour que nous a fait Jason Van Gulick, le batteur de Sum of R avec qui nous jouons sur cette tournée. Il nous a vu tous les soirs et il a été assez impressionné par ça : à chaque date il y avait un feeling différent, sans que ce soit purement de l’improvisation. La composition permet des interprétations différentes.

Il doit vraiment falloir que vous soyez sur la même longueur d’onde tous les trois !

Shantidas : Oui ! Le lieu fait beaucoup. Il faut s’accorder : un instrument va mettre du temps à se mettre à la température du lieu… Pour nous c’est pareil : l’acoustique du lieu va nous pousser dans une certaine direction, et nous n’avons pas nécessairement besoin de nous concerter pour ressentir ces vibrations.

Matthieu : Et puis le groupe a douze ans, et nous jouons ensemble depuis plus longtemps encore : vingt ans pour nous deux, et avec notre batteur Antoine [Hadjioannou], à peine moins, dix-huit ans peut-être. Ça aide, et notre entente ensemble, l’écoute de chaque instrument, c’est quelque chose que nous travaillons en répétition.

Au moment de la composition, est-ce vous intellectualisez et mettez en mots votre démarche ou est-ce que c’est plutôt instinctif ?

Matthieu : Nous y réfléchissons beaucoup, nous en parlons tout le temps, que ce soit en studio ou dans le van en tournée. Nous avons notre façon d’en parler, notre propre langage, qui passe aussi beaucoup par le fait de jouer… Voix nous a pris beaucoup de temps. Nous avons composé beaucoup de choses, nous en avons jeté une partie. Nous avons réécrit la structure de l’album plusieurs fois. Et il y avait ce mot « voix », dès le départ, qui nous a permis de redéfinir notre musique par ce prisme.

La plupart du temps, nous partageons la même perception de la musique. Par exemple c’est très rare que, sur un concert, nous ayons des ressentis complètement différents. Il arrive parfois que l’un de nous trois soit paumé et que les deux autres trippent complètement, mais sur cette tournée-là ça a été très rare. Souvent, nous avons un ressenti partagé quand nous sortons de scène.

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L’Usine (Suisse), juin 2016, ©Moju

Comment avez-vous fait pour insérer la collaboration avec Der Blutharsch and the infinite church of the leading hand, avec qui vous avez fait non pas un split mais un véritable album commun, A Collaboration, au milieu d’une telle complicité ?

Matthieu : Nous n’avions jamais fait ça auparavant. Nous avons rencontré Der Blutharsch parce que nous les avons fait jouer à Paris en 2009. Nous sommes fans du groupe depuis leurs débuts et The Moon Lay Hidden Beneath a Cloud, donc quand ils nous avaient fait la proposition, nous avions été ultra-partants. Et en fait, ça a été très complexe. Cette expérience nous a beaucoup appris sur nos méthodes à nous, comment nous composons ensemble ; nous avons vraiment passé un cap à ce moment-là parce que justement, nous avons dû nous mettre d’accord pour nous mettre en face d’un autre groupe qui proposait d’autres choses, ça a été une expérience très riche de ce point de vue-là. Par contre pour l’instant nous n’envisageons pas de réitérer l’expérience.

Shantidas : C’était éprouvant, ça a demandé quelques compromis, en plus nous devions communiquer en anglais et à distance…

Matthieu : Ces compromis ne sont pas nécessairement négatifs cela dit, nous avons remodelé une des compositions de cette Collaboration pour Occult Rock par exemple, et je suis toujours fan du final du disque. À chaque fois que nous préparons un nouvel album, nous revenons sur notre discographie et nous cherchons ce que nous pourrions réinterpréter pour poursuivre. Pour moi c’est un tout, vraiment.

C’est intéressant, parce que tous vos albums ont une identité propre assez singulière…

Matthieu : Pendant que nous préparions Voix, j’avais beaucoup en tête notre premier album, Descension. Nous en avons retrouvé quelque chose dans les textures, dans le grain, qui a pris une autre forme parce que nous avons enregistré d’une façon complètement différente, mais nous nous sommes beaucoup positionné par rapport à Descension et Finsternis. Voix est vraiment né de tous les disques précédents. Il y a aussi des choses que nous avions testées pendant l’enregistrement d’Occult Rock. C’était la première fois que nous enregistrions live, ensemble dans un studio, dans ces conditions, tous les trois dans la même pièce… À chaque fois, nous reprenons tout depuis le début, ça fait comme une grande vague, et à partir de là nous lançons le nouvel album. Personnellement, je fais des réécoutes complètes régulièrement. Pas tout le temps, je ne passe pas mon temps à écouter ma musique [rires], mais j’aime tous les disques que nous avons fait.

J’imagine que votre regard sur vos albums passés évolue avec le temps ?

Shantidas : Les morceaux du premier 45 tours, Aluk Todolo, ont été remodelés sur Occult Rock par exemple. Nous les avons énormément joués, ce sont les morceaux que nous avons le plus joués en live. Mais quand nous réécoutons notre premier 45 tours (qui en fait tourne en 33t) nous sommes toujours surpris et nous nous demandons s’il tourne à la bonne vitesse [rires].

À ce propos, comment est-ce que vous élaborez vos set-lists ? Est-ce que vous ne jouez que des albums entiers ? C’est difficile de concevoir les morceaux de vos albums indépendamment les uns des autres…

Matthieu : Ce soir, nous allons jouer Voix. Ça fait un an que nous ne jouons quasiment que ça sur scène. On ne peut pas le diviser, en jouer une partie, c’est une pièce, une composition, un seul morceau.

Quand nous avons le temps, nous jouons des parties d‘Occult Rock – les deux morceaux de la face D qui marchent ensemble. Occult Rock était beaucoup plus modulable, c’étaient vraiment des morceaux, alors que Voix a été composé comme un ensemble. Il y a une logique interne qui fait que quand on commence, c’est impossible de s’arrêter.

Shantidas : Dans Occult Rock, il y avait déjà un peu de ça dans la mesure où les morceaux de la face A n’ont jamais été joué sur scène en dernier, et ceux de la face D n’ont jamais été joués en premier. Il y a un ordre, même s’il pouvait y avoir des parties raccourcies. Il y a huit morceaux : même en en enlevant certains, la trajectoire de l’album est toujours respectée.

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Stella Natura/forêt nationale de Tahoe (États-Unis), septembre 2012, ©Justine Murphy/Photic Photographic

Votre musique est très méditative et très intense en live. Est-ce que vous avez besoin de vous mettre dans des conditions spéciales, de vous concentrer, de vous isoler avant de monter sur scène ?

Shantidas : Dans l’idéal, oui, nous rêvons de ce genre de situation, mais pour le moment nous devons souvent le faire en quelques secondes.

Matthieu : Sur cette tournée, nous n’avons pas vraiment pu faire ça, nous n’avons pas eu beaucoup de temps, ça a été une tournée assez dure de ce point de vue-là. Mais les meilleurs concerts que nous avons faits, c’était quand nous avions du temps pour nous retrouver tous les trois et nous focaliser sur la musique, le lieu, ce que nous allions jouer, comment nous allions le jouer… Je pense que le meilleur concert que nous ayons fait de ce point de vue-là c’était le Stella Natura en 2012. C’était aux États-Unis, dans la montagne, et toute la journée d’avant le concert avait été une préparation à ça : nous sommes allés nous baigner dans une rivière sauvage, tous les éléments étaient là, nous avons joué à la tombée de la nuit… Ça, ce sont des conditions parfaites : une journée entière de préparation ! En ce moment, c’est plus rock’n’roll : décharger le camion, monter la scène, jouer, recharger le camion, reprendre la route.

Shantidas : Durant cette tournée, nous avons joué au Funkenflug à Abtenau en Autriche, un festival de célébration du solstice. C’était un peu comme le Stella Natura, dans la montagne, nous avons joué dans une grange ouverte sur le paysage… C’était très speed pour s’installer parce qu’il y avait plein de groupes et une seule scène. Mais comme nous avions eu toute la journée pour nous imprégner du lieu, retranscrire tout ça une fois sur scène, c’était très excitant.

Vous avez aussi joué dans l’église Saint-Merri à Paris il y a quelques mois à l’occasion du Sonic Protest. Est-ce que ça représentait quelque chose de spécial pour vous de jouer dans une église, notamment celle-ci, qui a une histoire un peu particulière liée à celle de l’occultisme au XVe siècle ? Occult Rock a été inspiré par des processus alchimiques…

Shantidas : C’était incroyable. C’est ce que nous voulons faire depuis le début. Il y a certains lieux, comme la Saline Royale d’Arc et Senans dans le Jura, l’abbaye de Noirlac ou encore le Palais du Facteur Cheval dans lesquels nous avons toujours rêvé de jouer. Sans doute une influence du Live at Pompeï de Pink Floyd… Avec Stephen O’Malley, nous avons eu l’occasion de jouer dans une église à Londres et dans une morgue à Bristol. Nous avons souvent évoqué entre nous l’idée de faire des pièces spécialement pour des lieux avec une acoustique particulière. Si nous pouvions, nous ne ferions que ça. C’est aussi une façon d’appréhender le titre Voix : les voix que tu entends dans une église, ou encore celles que tu entends quand tu es transcendé par une idée…

C’était vraiment très excitant de jouer à Saint-Merri, l’église au Baphomet. Comme nous vivons à Paris, nous avons pu aller en repérage deux ou trois fois pour sentir le lieu avant le concert, et préparer au mieux notre installation lumière. C’était la première fois que le câble de notre ampoule faisait 18 mètres. Nous sommes ravis d’avoir pu profiter de cette opportunité.

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Église Saint-Merri (France), avril 2016, ©Andy Julia

Le lieu a-t-il la même importance pour l’enregistrement ?

Matthieu : Complètement : s’imprégner d’un lieu, c’est primordial. Les deux derniers albums ont été faits dans un studio qui s’appelle le Drudenhaus, et l’une des raisons pour lesquelles nous enregistrons là-bas, c’est le lieu lui-même, sa magie. C’est un vieux corps de ferme, ça n’a pas du tout l’air d’être un studio traditionnel. Être au milieu de la nature, coupé de tout, seulement dans la musique, le quotidien totalement absent, c’est idéal.

Shantidas : Et puis nous nous entendons très bien avec l’ingénieur du son qui travaille là-bas, c’est important aussi.

« Voix » est un titre a priori un peu paradoxal pour un groupe instrumental. Comme Théo Lessour dans Chaosphonies, on peut envisager la voix comme porteuse d’idiosyncrasie, de physicalité, et donc potentiellement de chaos, par opposition à la composition et au côté très abstrait de la musique… Est-ce qu’on pourrait voir « voix » comme opposition à « langage », par exemple ?

Shantidas : Tout l’intérêt de ce titre, c’est d’amener différentes approches de l’album. Pour « voix », on peut penser aux résonances, aux voix divines, à Jeanne d’Arc, à plein de choses… Avec un choix de mot comme celui-là, les interprétations peuvent être très diverses, et en relation avec notre musique ça pose un point d’interrogation. C’est justement tous ces espaces qui nous intéressent.

Matthieu : Nous avions déjà le titre de l’album avant de le composer. Ce titre nous a fait interroger tout ce que nous avions déjà fait auparavant. La question, c’était : comment sur cet album révéler les voix qui étaient déjà là dans les albums précédents ? Après, ton interprétation, je l’entends, nous ne nous sommes jamais formulé ça comme ça, mais c’est une piste qui me parle beaucoup.

Comme « voix » prend le contre-pied du côté instrumental de votre musique, « occult rock » amenait aussi un décalage presque un peu ironique avec cette pochette où on peut voir un rocher caché [« occult rock » en anglais] derrière des nuages…

Shantidas : Ce qui est important pour nous, c’est que ce soit ouvert aux interprétations. Ensuite, qu’on y trouve quelque chose d’ironique ou à l’inverse d’onirique, peu importe, si on peut y réfléchir, c’est que ça marche. Que ce soit pour Voix ou Occult Rock, il y a des aller-retour entre le titre et la pochette, on peut y voir des articulations qui seront différentes avec différents cerveaux, différentes écoutes, différentes façons de voir les choses. C’est ça qui nous plaît.

2015-02-27 Brussels Beursschouwburg - Lavender Mist & Zoe

Beursschouwburg (Belgique), février 2015, ©Lavender Mist & Zoe

De la même manière, il y a dans votre musique des influences très diverses – black metal, krautrock etc. – qui font que chacun pourra y entendre des choses différentes, et dans le symbolisme que vous choisissez – votre nom vient d’un culte indonésien, votre logo de John Dee, la pochette de l’album a été inspirée par Aleister Crowley qui lui-même était un grand adepte du syncrétisme – on peut retrouver cette même dynamique…

Matthieu : Oui, Crowley s’est beaucoup inspiré du soufisme par exemple… Nous nous retrouvons dans certains principes de la Zos Kia [d’Austin Osman Spare, qu’on connaît bien ici] : nous recréons nos motifs religieux et nos modes de rituels sans qu’il y ait d’allégeance faite à un courant ou à un autre. Nous ne nous réclamons d’aucune lignée. Je pense que la façon dont nous utilisons notre symbole par exemple, une croix qui vient de l’alphabet Enochien de John Dee, en la sortant complètement de ce contexte, fait que c’est devenu notre symbole magique. Nous l’avons reprise et il n’y a plus de référence à cet alphabet et à son mode de fonctionnement. C’est devenu notre croix Aluk Todolo.

Shantidas : Pour la pochette, nous avons emprunté le concept de Konx Om Pax d’Aleister Crowley, mais c’est Antoine qui en parlerait le mieux : c’est lui qui l’a dessinée. C’est un travail de typographie, et ce qui nous plaît bien, c’est que parfois les gens ne voient pas ce qui est écrit. C’est ça qui nous intéresse : c’est du graphisme, il y a des éléments verticaux, du noir et du blanc avec les mêmes interstices, on ne sait pas s’il faut regarder les noirs ou les blancs, finalement on voit ce côté monumental et étiré, ensuite on peut y voir un titre, un labyrinthe… Tous ces éléments, c’est comme le titre, c’est une approche multidirectionnelle.

On pourrait presque considérer votre musique comme un miroir pour l’auditeur finalement…

Shantidas : C’est ça l’intérêt d’une musique instrumentale par rapport à une musique Rock où les paroles balisent l’interprétation des morceaux. Avec ce nouvel album, nous avons voulu ne plus avoir de photos pour laisser les pistes de lecture encore plus ouverte. Pour Voix, il ne reste que la typographie.

C’est un peu difficile de parler de la musique d’un groupe comme le votre, qui fait une musique assez abstraite, qui est dans la démarche de susciter des interprétations multiples et qui reste très ouvert notamment en évacuant complètement le langage, sans avoir l’impression de diminuer les possibles qu’elle offre. Est-ce que ça vous embête, vous, qu’on essaie de mettre des mots sur votre musique ? Est-ce que vous avez l’impression que ça la limite, que ça en réduit la portée ?

Matthieu : Au contraire, ça nous intéresse. Sur notre site internet, nous collectionnons un peu toutes les chroniques et toutes les façons de voir notre musique. Même les gens qui ont des visions totalement bloquées du genre : « C’est nul, c’est pas du metal ! » nous intéressent. Pour nous, il n’y a pas de mauvais ou de bon retour, ce qui est intéressant c’est de voir comment les gens réagissent. Nous, nous ne sommes pas nécessairement les mieux placés, surtout en fin de tournée, pour parler de notre musique. Ce que les auditeurs en disent nous semble plus intéressant.

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St. John on Bethnal Green Church (Angleterre), avril 2014, ©Rebecca Cleal

Blake Green de Wolvserpent décrit sa musique comme une forme de méditation guidée, ce qui pourrait aussi décrire la vôtre. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Shantidas : Oui, j’aime beaucoup ce groupe, nous avons joué avec eux au Stella Natura justement.

Matthieu : Cette idée de méditation guidée me parle, mais je ne me suis jamais dis ça comme ça. Tu nous diras après le concert ce que ça t’a fait !

Là où vous laissez l’auditeur se débrouiller avec ce que vous proposez, au contraire, beaucoup de groupes ont tendance à le noyer sous les informations… Est-ce que vous cherchez à vous opposer à ça ?

Shantidas : En ce qui concerne l’album, nous maîtrisons complètement ce que nous en montrons et comment nous le présentons : cela fait partie de l’œuvre. Mais nous ne sommes pas fermés à toute communication (comme le prouve cette interview), comme ont pu le faire Neurosis à leurs débuts, ou Corrupted qui ne voulaient pas du tout de photos ou d’interview de leur groupe… Nous n’en sommes pas là. Mais nous ne sommes pas dans l’illustration. Nous ne voulons pas faire de clip par exemple pour ne pas fermer la lecture. Nous venons du black metal où il y avait vraiment une volonté d’effacer complètement nos personnalités, nous avions des pseudos, on ne savait pas vraiment qui était qui… Mais maintenant, Aluk Todolo, c’est nous, c’est notre vie, c’est ce que nous sommes. Le but que nous avons avec ce projet finalement c’est ça : une forme de franchise. Donc l’objectif n’est pas de tout cacher, mais de laisser ouverte la façon d’appréhender le groupe, qui ne doit être limitée ni par le visuel ni par le discours.

C’est sans doute parce que vous avez été dans ces groupes de black metal – Diamatregon notamment – que vous êtes souvent programmés avec des groupes de black metal, dans des festivals de black metal… Comment vous sentez-vous par rapport à ça ?

Matthieu : Nous voulons aller jouer partout. Comme nous venons du black metal, ça ne nous semble pas complètement absurde de nous retrouver dans des festivals comme ça, mais c’est vrai que nous tranchons souvent parce que ce que nous faisons est beaucoup plus rock, même dans la structure guitare-basse-batterie qui ne relève pas nécessairement de l’esthétique metal. Mais à l’inverse quand nous jouons dans des festivals plus indie on nous prend pour des gros metalleux [rires]… Mais du coup, nous jouons partout, avec toutes sortes de groupes.

Shantidas : Nous avons fait le festival Jazz Off à Colmar, le Sonic Protest qui est plus axé noise et musique expérimentale, des festivals très black, nous jouons bientôt au Chaos DescendsChaos Descends avec Revenge et Mysticum, on a aussi participé à un festival avec Bethlehem, un groupe de dark metal, dans une halle avec des gros Allemands qui écoutaient du black à fond sur le parking en descendant des bières…

Matthieu : … Et puis le Funkenflug en Autriche qui était donc une célébration du solstice ; tous les groupes programmés étaient dans cet esprit païen, très rural. Nous nous ne sommes pas dans ces revendications, nous ne nous revendiquons pas païens par exemple, et chacun de nous dans le groupe a ses vues personnelles sur la religion. Mais notre musique est assez ouverte pour que dans un festival comme celui-ci, ceux qui sont dans cette voie-là puissent y projeter leurs propres croyances et à travers elle, vivre une expérience puissante.

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Beursschouwburg (Belgique), février 2015, ©Andy Julia

 

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(1) En 1989, l’église hébergea d’ailleurs une journée d’information adressée aux prostituées de la rue Saint-Denis !
(2) « Baphomet vient des racines grecques Βαφεύς, teinturier, et μής, mis pour μήν, la lune ; à moins qu’on ne veuille s’adresser à μήτηρ, génitif μητρός, mère ou matrice, ce qui revient au même sens lunaire, puisque la lune est véritablement la mère ou la matrice mercurielle qui reçoit la teinture ou semence du soufre, représentant le mâle, le teinturier, Βαφεύς dans la génération métallique. Βαφή a le sens d’immersion et de teinture. Et l’on peut dire, sans trop divulguer, que le soufre, père et teinturier de la pierre, féconde la lune mercurielle par immersion, ce qui nous ramène au baptême symbolique de Mété exprimé encore par le mot baphomet. Celui-ci apparaît donc bien comme l’hiéroglyphe complet de la science, figurée ailleurs dans la personnalité du dieu Pan (tout, universel) image mythique de la nature en pleine activité… », explique le mystérieux alchimiste Fulcanelli. Une autre théorie, sans doute un peu moins échevelée, suggère que Baphomet est une déformation de Mahomet – or on sait qu’il a été ramené des croisades par les Templiers…
(3) Dans un chapitre passionnant de Chaosphonies consacré à « L’écho comme musique », où il est question des rapports entre les peintures rupestres et l’écho dans les grottes où elles se trouvent…
(4) Il y a dans La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, elle-même variation terrifiante sur la notion d’esprit du lieu, une très belle étude/rêverie de Zampanò sur l’écho au chapitre V du Navidson Record.
(5) C’est justement Matthieu Canaguier qui nous a mis sur cette piste des miroirs médiévaux en nous parlant de la valeureuse béguine Marguerite Porete, brûlée vive pour avoir écrit son Miroir des âmes simples anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir d’amour.

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