« Les moments sont semblables à des bâtons mi-partie blancs et noirs ;
N’arrange point ta vie au moyen de dessins faits avec les moitiés blanches. Car tu trouveras ensuite
les dessins faits avec les moitiés noires ;
Que chaque noirceur soit traversée par l’attente de la blancheur future.
Ne dis pas : je vis maintenant, je mourrai demain. Ne divise pas la réalité entre la vie et la mort.
Dis : maintenant je vis et je meurs.
Épuise à chaque moment la totalité positive et négative des choses.
La rose d’automne dure une saison ; chaque matin elle s’ouvre ; tous les soirs elle se ferme.
Sois semblable aux roses : offre tes feuilles à l’arrachement des voluptés, aux piétinements des douleurs.
Que toute extase soit mourante en toi, que toute volupté désire mourir. »
21 septembre. Brièvement, les nuits sont aussi longues que les jours. Après trois mois du déclin opulent et solaire de l’été, bientôt les déliquescences grises et dorées de l’automne. La lumière rougeoyante, l’emmitouflement progressif, la douce odeur de putréfaction de l’humus, le crépuscule étiré sur des jours. Pour les esprits inclinés comme le nôtre, la renaissance qui point déjà partout et la vie mûre, à son apex. En attendant, un moment suspendu où tout s’équilibre, et où les opposés s’accordent avec beaucoup de sagesse. Le moment idéal pour songer à des bâtons mi-partie blancs et noirs, et rouvrir Le Livre de Monelle.
Vise
En 1891, au coin d’une rue, Marcel Schwob rencontre une petite prostituée phtisique d’une vingtaine d’année appelée Louise et vite renommée « la petite Vise ». Il est alors âgé d’à peine 25 ans, mais a déjà un certain nombre de nouvelles étranges et cruelles à son actif. Il vivra avec elle trois ans, jusqu’à ce qu’elle soit emportée par la tuberculose. L’écrivain sera profondément affecté par la perte de Vise. Pendant six mois, il n’écrit plus du tout. « On le vit errer de maison en maison, pleurant partout. …….. Puis [il] écrivit Le Livre de Monelle et cessa de parler de Louise », nous dit Pierre Champion.
Il semblerait que plusieurs des contes qui composent ce petit volume d’à peine cent pages aient été écrit avant la mort de la jeune fille, pour elle peut-être. Mais ce n’est qu’après le décès de celle-ci qu’apparaît la figure de Monelle, qui de contes disparates fera le chef d’œuvre de Schwob. C’est une « petite prostituée » comme Vise et comme beaucoup avant elles, de celles qui croisèrent le chemin de Bonaparte, de Thomas de Quincey – que Schwob traduira, d’ailleurs –, de Dostoïevsky, de Schwob donc, et de celles qui croiseront celui de tant d’autres. Comme Vise, elle est sans intelligence (« J’ai pour maîtresse une toute petite fille qui est bien bête, mais si gentiment ! », écrit Schwob à Jules Renard), mais ses enseignements n’ont pas de prix. Comme Vise, elle synthétise l’innocence et la corruption, l’ignorance et la connaissance, la vie et la mort, et par sa puissance unificatrice, elle fait de fragments brillants comme des gemmes une évocation poignante et délicate du deuil et de l’éternel retour.
Monelle
Parce que je suis seule, tu me donneras le nom de Monelle. Mais tu songeras que j’ai tous les autres noms.
Et je suis celle-ci et celle-là, et celle qui n’a pas de nom.
Et je te conduirai parmi mes sœurs, qui sont moi-même, et semblables à des prostituées sans intelligence ; et tu les verras tourmentées d’égoïsme et de volupté et de cruauté et d’orgueil et de patience et de pitié, ne s’étant point encore trouvées ;
Et tu les verras aller se chercher au loin ;
Et tu me trouveras toi-même et je me trouverai moi-même ; et tu me perdras et je me perdrai.
Bref, et pour citer la bible par dessus la jambe, Monelle est légion, car nous sommes nombreuses. Ses sœurs, ce sont les onze héroïnes de onze petits contes symbolistes à placer à côté des Princesses d’ivoire et d’ivresse de Jean Lorrain qui leurs succéderont un peu plus tard ; onze caractères, chaque fois résumés en un adjectif : l’Égoïste, la Voluptueuse, la Perverse, la Déçue, la Sauvage, la Fidèle, la Prédestinée, la Rêveuse, l’Exaucée, l’Insensible, et enfin la Sacrifiée. Et peu importe que dans une vie antérieure, elles aient été nommées « Bargette », « Les crabes » ou « La petite femme de Barbe-Bleue ». Ces petites filles sans âge sont, comme les éclats d’un miroir brisé, des parties de nous : héroïnes mais aussi lectrices de contes (et donc Bovary en culottes courtes), elles touchent l’endroit tendre du cœur où se rejoignent et se contredisent connaissance amère du monde et réminiscences d’enfances passées à lire à l’aube ou au crépuscule… Dans ces histoires de plus en plus sombres, on retrouve l’impulsion primordiale qui fondait déjà Cœur double, le premier recueil de Schwob : l’oscillation de la tragédie – et de la vie, car comme on le voit à la lecture des paroles de Monelle, la vie est tragique chez Schwob comme chez Nietzsche – entre terreur et pitié.
Le cœur de l’homme est double ; l’égoïsme y balance la charité ; la personne y est le contrepoids des masses ; la conservation de l’être compte avec le sacrifice des autres ; les pôles du cœur sont au fond du moi et au fond de l’humanité.
Ainsi l’âme va d’un extrême à l’autre, de l’expansion de sa propre vie à l’expansion de la vie de tous.
Sans en dire trop sur ces délicieux petits contes dont il faut déguster la langue ciselée et pointue, l’Insensible Morgane, nouvelle Salomé, ou la Perverse Madge au sadisme glaçant nous épouvantent, tout autant que les déceptions de la Rêveuse ou le destin de Lilly la Sacrifiée nous serrent le cœur, que nous avons double, donc… À part à l’équinoxe, au moment de flottement entre la diastole et la systole, où terreur et pitié battent à l’unisson.
Louvette
Après le défilé des sœurs, Monelle revient, puis repart, comme prévu. Comme elle l’expliquait au narrateur, les petites prostituées « doivent peut-être aller ailleurs » : « Elles vous apprennent la leçon qu’elles ont à vous apprendre, et elles s’en vont. » En cela, nous sommes tentées de leur trouver un inquiétant familier en la personne de l’époux infernal de la « Vierge Folle » de Rimbaud :
Comme ça te paraîtra drôle, quand je n’y serai plus, ce par quoi tu as passé. Quand tu n’auras plus mes bras sous ton cou, ni mon cœur pour t’y reposer, ni cette bouche sur tes yeux. Parce qu’il faudra que je m’en aille, très-loin, un jour. Puis il faut que j’en aide d’autres : c’est mon devoir. Quoique ce ne soit guère ragoûtant… , chère âme…
Si nous prenons la peine de nous arrêter sur un écho de cette espèce, c’est parce que Monelle sera sauvée d’elle-même par ce genre de résonance, en se réincarnant. Car Monelle se tue littéralement à la tâche, et lorsque le narrateur la retrouve dans le chapitre intitulé sans ambiguïté « De sa résurrection », elle n’est plus où l’on croit. À la toute fin du recueil a lieu son assomption et, vêtue de blanc, elle professe désormais la joie, le mensonge et l’oubli. Face à elle, Louvette, la nouvelle compagne du narrateur, se laisse un temps tenter par ses paroles balsamiques, puis s’en détourne pour retourner auprès de lui : « Alors Louvette se souvint, et elle préféra aimer et souffrir, et elle vint près de moi avec sa robe blanche, et nous nous enfuîmes tous deux à travers la campagne. » C’est Louvette qui en réalité reprend le flambeau de la première Monelle ; c’est elle qui, aimant et souffrant, vit les moments tels qu’ils sont, bâtons mi-partie blancs et noirs.
« Il n’y a qu’un défaut dans Monelle, c’est que le premier chapitre est une préface », estimait Remy de Gourmont. Si nous, nous sommes bien plus indulgentes envers ce genre de procédé, nous voyons néanmoins en effet dans les « Paroles de Monelle » le programme d’un recueil bien plus rigoureux que disparate : Le Livre de Monelle est l’illustration et la réalisation de cette première partie. Il est, grâce à la splendeur crépusculaire de sa langue, au recours à la fiction, et à son chatoiement symboliste, le mausolée, la résurrection et le passage à l’éternité de la petite Vise, dont bien des jeunes filles perdues ont depuis repris les petites lampes et le flambeau.
« Aie la contemplation atomistique de l’univers.
Ne résiste pas à la nature. N’appuie pas contre les choses les pieds de ton âme.
Que ton âme ne détourne point son visage comme le mauvais enfant.
Va en paix avec la lumière rouge du matin et la lueur grise du soir.
Sois l’aube mêlée au crépuscule.
Mêle la mort avec la vie et divise-les en moments.
N’attends pas la mort : elle est en toi. Sois son camarade et tiens-la contre toi ; elle est comme toi-même.
Meurs de ta mort ; n’envie pas les morts anciennes. Varie les genres de mort avec les genres de vie.
Tiens toute chose incertaine pour vivante, toute chose certaine pour morte. »
- Lisez le Livre de Monelle !!
- Pour illustrer cet article, nous avons choisis quelques unes des dryades (Wood nymphs) de Mark Ryden.
- Pour les anglophones, voici une interview fort instructive avec Kit Schluter, traducteur du Livre de Monelle en langue anglaise.
- Tant que nous y sommes, pour les anglophones encore : plus sur les moments grâce à Gaston Bachelard.
- Comme nous ne pouvons pas résister à ce genre de chose, et parce qu’héliogabalesque mérite d’être beaucoup plus usité, quelques mots fort agréables d’Edmond de Goncourt à Marcel Schwob : « Vous êtes le résurrectionniste le plus merveilleux, le plus illusionnant du passé ; vous êtes l’évocateur magique de l’Antiquité et cette antiquité héliogabalesque à laquelle vont les imaginations des penseurs et les pinceaux des peintres, de ces décadences et de ces fins de vieux mondes, mystérieusement perverses et macabres. »
- Et pour finir, après le mausolée de Vise, celui de Schwob.