Herbes du diable II

Conversation avec Dylan Carlson
et Adrienne Davis

Autour du solstice d’été 2022, Earth a joué à Bruxelles, dans une salle située au milieu d’un ancien jardin botanique. Les aconits y étaient en fleur, somptueux et menaçants, bleus comme des hématomes : de quoi en faire l’écrin parfait pour le dernier album en date du duo, Full Upon Her Burning Lips, ses riffs en volutes et ses plantes de sorcières. Quelques jours plus tard, c’est dans un parc luxuriant à Anvers que Dylan Carlson, le fondateur et guitariste du groupe, a fait un concert solo, parmi les sculptures et la végétation du musée Middelheim. Nous nous étions mis d’accord pour y faire une interview.

Earth n’a pas besoin de présentation : des premières pierres angulaires du drone metal à la résurrection du groupe au tournant de l’an 2000 en passant par les tribulations de Carlson pendant les années 1990, son impact sur la musique contemporaine en général et le metal en particulier s’est au fil du temps révélé aussi profond que vrombissant. Ce statut de groupe culte n’a cependant pas détourné Carlson de sa voie : il est toujours resté fidèle au minimalisme, à la lenteur, et bien évidemment, au riff. Entre son rythme de plaque tectonique, son nom chthonien (chipé à Black Sabbath, qui ne l’est évidemment pas moins), ses albums envoûtants plein de pentacles, de sortilèges et d’invocations et ses superbes pochettes forestières, il y avait évidemment matière à discuter.

La batteuse Adrienne Davies s’est jointe à la conversation – car oui, ils ont aussi joué des morceaux de Earth ce soir-là, et entendre « Descending Belladonna » en tout petit comité, sous des frondaisons effleurées par la brise du soir et un soleil déclinant est une expérience que je ne suis pas près d’oublier – et nous avons parlé de l’histoire du groupe et de ses derniers développements. Généreux et complices, capables tant de terminer les phrases l’un de l’autre que de se contredire, les deux musiciens incarnent à la perfection le flux musical singulier qu’ils invoquent, décrivent, et qui coule comme de la sève dans toutes leurs créations…

Comment s’est passé cette tournée européenne qui s’achève ce soir ?

Dylan Carlson (guitare, basse) : Ça s’est très bien passé. C’est drôle : au concert de Bruxelles, nous avons très bien joué, j’ai trouvé, et à Utrecht, c’était bien aussi. Mais au Hellfest, évidemment, comme c’était diffusé en live sur Arte, nous avons eu des galères techniques [petit rire], mais nous nous en sommes sortis.

Adrienne Davies (batterie) : Nous avons eu en une heure tous les problèmes techniques qu’il est possible d’avoir ! [rires] Mais nous avons joué malgré tout, et c’était super.

Dylan : Nous y avions déjà joué en… Je ne me souviens plus, en 2016, je crois. C’est beaucoup plus grand désormais, il n’y avait pas ce côté Thunderdome à l’époque. C’était chouette. Je trouve que les festivals européens sont toujours très bien organisés, tout se passe bien.

Adrienne : Ça nous vaut beaucoup moins de migraines que les festivals américains, généralement.

Est-ce que c’est votre première tournée post-Covid ?

Dylan : Oui, c’est notre première. Nous avons fait quelques concerts à Los Angeles, mais ce n’était qu’une date ici et là. J’ai aussi fait un concert solo à Long Beach, mais c’est à peu près tout.

Adrienne : C’est la première fois que nous retournons sur la route, que nous retrouvons les aéroports et les vans trop petits. Ça nous a semblé bien plus compliqué que par le passé ! [rires]

Dylan : [Rires] Nous manquions d’entraînement.

En tant que musicien, comment s’est passé cette pause forcée de deux ans ?

Dylan : Terrible, juste terrible. Rien ne se passait du tout.

Adrienne : En plus, c’était dommage parce que Dylan a quitté Seattle pour Los Angeles juste avant la pandémie de Covid, et je me dis que s’il n’avait pas déménagé, nous aurions pu écrire dix albums ! [rires] Nous aurions eu tellement de temps pour jouer de la musique, mais bon, c’est comme ça. Ça a été une longue pause.

Dylan, à quel point c’est différent pour toi de jouer et composer seul pour tes projets solo plutôt qu’avec un groupe ?

Dylan : Lorsque je suis seul, je pense que c’est un peu plus relâché. Ça n’a pas à être compréhensible pour les autres musiciens, donc je peux me permettre de faire ma vie.

Adrienne : Tu peux avoir des rythmes très étranges, ouais ! [rires] Mais c’est très fluide.

Dylan : J’aime bosser sur mes projets solo, mais je préfère travailler avec un groupe, c’est plus fun de jouer avec d’autres gens.

Est-ce que c’est pour cette raison que tu as collaboré avec d’autres musiciens comme The Bug ou Emma Ruth Rundle, par exemple ?

Dylan : Oui, même pour mes projets solo, il y a souvent d’autres musiciens qui travaillent avec moi. Et quand je travaille avec une personne, c’est parce que j’apprécie ce qu’elle fait, donc elle fait ce qu’elle fait, je fais ce que je fais, et ça fonctionne ! Je ne dirige pas les gens. Emma Ruth Rundle est une musicienne formidable, donc elle est venue, elle a fait son truc, et ça a très bien marché. Je crois que ça s’est passé de la même manière avec Kevin [« The Bug » Martin]. Ce qu’il fait est un peu plu construit, mais en gros, notre manière de travailler, c’était qu’il m’apportait des choses, je jouais dessus, puis il les reprenait et les modifiait en fonction de ce que j’avais fait. Si je travaille avec une personne, c’est parce que j’aime sa manière de jouer. C’est suffisamment compliqué de jouer mes trucs, je ne veux pas avoir à me soucier de ce que font les autres !

Adrienne : Je pense que nous ne rendons pas compte de la chance que nous avons : nous jouons ensemble depuis une vingtaine d’années maintenant, c’est presque une forme de communication sans parole. Nous nous comprenons très bien musicalement, nous n’avons pas besoin de beaucoup nous expliquer. Je me rends compte maintenant d’à quel point c’est unique, parce que lorsque je joue avec quelqu’un d’autre, ça peut être bien ou pas, compliqué ou simple, mais en tout cas, c’est unique, cette compréhension mutuelle, c’est presque de la télépathie. Il m’a fallu du temps pour me rendre compte que c’est quelque chose d’unique, c’est vraiment chouette.

D’ailleurs, après Primitive & Deadly, qui était un disque très ouvert avec des invités au chant etc., Full Upon Her Burning Lips a un côté retour aux sources, comme si vous reveniez à cette formule réduite, juste vous deux. Est-ce que c’était délibéré ?

Dylan : Ça s’est trouvé comme ça, en gros.

Adrienne : Je me souviens que nous avions un peu envie de nous y prendre de manière plus insulaire cette fois-ci, sans musiciens supplémentaires. C’est une décision que nous avons prise délibérément. Les deux seuls êtres humains impliqués, c’est Dylan et moi – plus Mell [Dettmer] qui s’est occupée du mixage, de l’enregistrement et du montage. Il n’y avait que nous trois sur ce projet, ça nous a permis de faire un album très concentré. De ce point de vue, il est unique, je trouve.

Dylan : Je n’ai pas envie de faire le même album deux fois de suite. À chaque fois que nous avons l’opportunité d’aller en studio, nous nous disons : « Allez, essayons comme ça ». Il n’y a pas de formule.

Adrienne : Et s’il y en avait une, tu ne voudrais pas la réutiliser.

Dylan : Non ! Je ne vois pas l’intérêt.

Vous avez aussi changé de label, maintenant vous êtes sur Sergeant House…

Dylan : Techniquement, nous ne sommes pas sur le label Sergeant House, mais ce sont nos managers. Nous avons un contrat différent pour chaque album. Je me suis dit qu’il valait mieux laisser les choses ouvertes, pas comme avec Southern Lord où nous avions des contrats de trois albums. Je préfère n’en faire qu’un à la fois.

Adrienne : Surtout vu l’incertitude qu’il y a sur tous les plans en ce moment, tout est un peu en suspens…

Dylan : Mais avec un peu de chance, nous allons en faire un autre pour quelqu’un prochainement.

Vous avez d’ailleurs joué une nouvelle chanson [« Scalphunter’s Blues »] à Bruxelles…

Adrienne : Oui, nous en avons même joué deux. Nous avons commencé à écrire et à réfléchir à notre prochain album.

Dylan : Bon, je n’ai pas beaucoup écrit. Je n’ai pas fait grand-chose en 2020. J’ai écrit une chanson en début d’année et une autre l’année dernière…

Adrienne : Mais nous nous y sommes remis et nous nous préparons à tout ça à nouveau.

Apparemment, vous aviez écrit l’une des chansons de Full Upon Her Burning Lips au Hellfest il y a quelques années, et une autre au cours d’une performance spéciale à Gand en Belgique où vous avez joué pendant une projection de Belladonna la sorcière d’Eiichi Yamamoto. Comment aviez-vous approché cet événement ? Vous aviez déjà composé des bandes originales pour des films, mais dans ce cas, le film en avait déjà une, du rock psychédélique 70s qui a un rôle très important…

Adrienne : Oui, c’était vraiment unique, nous aurions dû filmer et enregistrer cette performance, mais nous ne l’avons pas fait. C’était l’une de nos meilleures, c’était vraiment bien.

Dylan : En gros, nous avons regardé le film et joué une bande originale en live tout le long. Nous avions des signaux visuels, et nous jouions en fonction de ça.

Adrienne : Nous avions tout planifié.

Dylan : Pas exactement… Enfin, plus ou moins. Je faisais face au film, et j’avais ces signaux visuels sur lesquels je me basais.

Qu’est-ce que vous avez réutilisé pour cet album ? « Descending Belladonna », je suppose ?

Dylan : Oui, la chanson « Descending Belladonna » vient de là, et une autre… Laquelle ?

Adrienne : La chanson du mariage. C’était notre titre de travail, mais je lui en ai donné un autre… Ah, c’est « The Mandrake’s Hymn ». « The Mandrake’s Hymn » et « Descending Belladonna ». Est-ce qu’il y en a une autre ?

Dylan : Oui, comment elle s’appelle, déjà ? J’oublie mes propres titres de chanson ! Celle avec « crimson »… ou « descending veils »… Non. « She rides »…

Adrienne : « She Rides an Air of Malevolence » !

Dylan : Voilà les trois qui viennent de la bande originale.

Vous faites allusion à la belladone et la mandragore donc dans cet album, mais aussi au datura. Beaucoup de vos albums ont un concept fort, est-ce que vous partez de ce concept et construisez l’album autour ou est-ce que c’est l’inverse ?

Dylan : Ça dépend. Je crois que quand j’ai commencé, c’était plus conceptuel. Je partais du concept et ensuite écrivais la musique. Mais pour le dernier album, c’est plutôt la musique qui est venue en premier, et le concept dans un second temps. C’était l’inverse. Et pour le concept… Je crois que Primtive And Deadly était un album assez macho…

Adrienne : … Très assuré, un peu arrogant. Donc celui-ci est plus féminin.

Dylan : Il me semble qu’il a une énergie plus féminine, un côté un peu sorcière.

Adrienne : Et je crois que tu as trouvé la moitié des titres et que j’ai trouvé l’autre, mais de manière cohérente, ça s’est fait d’une seule voix. En général, je n’ai qu’un ou deux titres, et cette fois-ci j’en ai eu la moitié.

Dylan : Oui, c’était plus collaboratif.

Et d’où vient le titre de l’album ? Il est assez opaque…

Adrienne : Il vient de moi, je l’ai trouvé…

Dylan : Non…

Adrienne : Non ? Ça ne venait pas de mon livre ?

Dylan : Quel livre ?

Adrienne : Ça vient d’un de mes bouquins, un Johannes Cabal, je crois. Je me souviens que c’est moi qui l’ai trouvé.

Dylan : Non, ça vient de…

Adrienne : Dyl, je t’assure, j’ai trouvé celui-là [rires] ! Ça venait d’un livre que je lisais. Je suis tombée sur cette phrase et j’ai dit : « Hé, qu’est-ce que tu en penses ? » C’était une idée, quelques mots qui nous ont inspirés et ça a donné ça.

Dylan : En général, je trouve mes idées de titres dans des films ou des livres. Parfois je les modifie, et parfois j’entends une phrase et je me dis : « Oh, et si nous l’utilisions pour ça ? »

Adrienne : Nous nous l’approprions un peu.

Est-ce que le fait que vous ne soyez que tous les deux sur cet album vous a donné de la place pour essayer de nouvelles choses ? J’ai remarqué qu’il y avait des accords non ouverts, par exemple, et puis les chansons sont courtes pour du Earth…

Adrienne : Nous avons toujours travaillé d’une manière qui ressemble à un dialogue, en tout cas dans la manière dont la batterie et la guitare interagissent, mais je crois que le dernier album était vraiment très cyclique, avec cette dimension d’échange entre la batterie et la guitare comme deux voix qui ont une conversation. Et [Dylan] faisait aussi la basse ! C’était vraiment une conversation, construit comme deux voix qui échangent de manière très libre, ce qui nous a laissé beaucoup d’espace.

Comment avez-vous ajouté le troisième musicien pour les lives ?

Dylan : Bill [Herzog] a déjà joué avec nous par le passé. Nous avons un groupe de personnes avec qui nous jouons et que nous amenons avec nous à l’occasion.

Adrienne : [à Dylan] J’aimerais que tu puisses jouer de la basse et de la guitare en même temps ! J’aime beaucoup sa manière de jouer de la basse, c’est très bizarre – ça n’a rien à voir avec un jeu de basse normal,mais ça me plaît beaucoup.

Dylan : Ça fait au moins douze ans que nous connaissons Bill. Nous avons joué avec lui et fait des concerts avec les groupes dans lesquels il jouait. Ensuite, cet automne, nous allons partir en tournée avec Iceage, le groupe danois. Brett Netson va se joindre à nous à ce moment-là. Il a déjà fait une de nos tournées américaines. Avant, il était dans Caustic Resin et Built To Spill. Nous essayons de tourner avec plein de gens différents.

Adrienne : Tout le monde n’a pas la possibilité de partir pendant un mois. Bill ne peut pas partir plus de deux semaines. Certaines personnes gèrent mieux les tournées plus longues.

Dylan : Mais c’est bien de changer de line-up de temps en temps pour les tournées, de mélanger tout ça…

Quelle place laissez-vous à l’improvisation ?

Dylan : Certaines chansons ont une forme figée, d’autres non. Et puis certaines ont une place dédiée à l’improvisation qui reste ouverte. La proportion varie, mais généralement, tout n’est pas prévu à l’avance, il s’agit plutôt d’improviser.

Adrienne : Pour une chanson comme « The Bees Made Honey In The Lion’s Skull » que nous avons jouée en concert des centaines voire des milliers de fois, nous avons un espace où nous pouvons faire quelque chose de différent chaque soir. Comme ça, elle reste fun à jouer au lieu de devenir monotone.

Dylan : Il y a des passages qui restent identiques, mais il y a des parties où nous nous disons : « Okay, comment ça se passe ce soir ? » et nous voyons à ce moment-là. La plupart des chansons ont une place pour ça.

Adrienne : C’est ce qui est chouette quand Dylan joue en solo, aussi, parce que ça peut être pratiquement de la pure improvisation. Il y a une sorte de structure, mais il peut improviser encore plus, il n’a pas à t’inquiéter des autres. Avec Earth, ce n’est pas tout à fait pareil, c’est un peu plus construit.

Je ne sais pas si vous voyez ça comme ça, mais il y a globalement deux périodes dans l’histoire de Earth, les années 1990, et après.

Dylan : Oui, complètement.

Adrienne, tu as rejoint le groupe au début de la deuxième…

Adrienne : Oui ! Celle qui est plus propre, plus jolie.

Comment ton approche et ta manière de jouer ont évolué entre ces deux périodes, Dylan ?

Dylan : J’ai fait une pause pendant quatre ans pour des raisons diverses, je n’avais même pas de guitare à cette époque. Je ne jouais pas de musique du tout. Et puis j’ai à nouveau eu une guitare en 2001 je crois, mais je ne prévoyais pas de reprendre Earth, je voulais juste jouer à nouveau. Cette première année, j’ai beaucoup répété, et je m’y suis remis.

Adrienne : Nous ne pensions pas nous remettre à Earth.

Dylan : Avec un peu de chance, ton jeu s’améliore en permanence. Je devrais m’entraîner plus souvent, mais bon. C’était vraiment différent… Je veux dire que je ne peux pas m’empêcher de jouer ce que je joue, parce que je suis moi. Je ne vais pas jouer quoique ce soit d’autre. Mais ma musicalité s’est améliorée, mon niveau de jeu aussi. Lorsque je m’y suis remis, j’étais obsédé par toutes sortes de matos, ce genre de trucs. Mais le matériel n’est pas le problème. Tu sonnes comme tu sonnes. Je connais des gens qui sont super fan de Jimi Hendrix et qui donc achètent le même matos que lui, mais je me dis toujours : « Tu ne seras jamais Hendrix, mec, tu n’es pas Jimi Hendrix. » Tous les guitaristes que j’admire, tu les connais, ce n’est pas leur matos qui fait ce qu’ils sont, c’est eux. Quelque soit ton instrument, tu dois juste laisser la musique s’exprimer.

Adrienne : Il faut avoir sa propre voix sans sonner exactement comme ses idoles.

Et toi, Adrienne, qu’est-ce que tu jouais avant Earth ?

Adrienne : Je jouais surtout dans des groupes de punk à l’existence plutôt brève à Olympia [rires]. Rien de majeur, de groupes qui ont duré dans le temps ou quoique ce soit. Je jouais avec plein de gens différents, surtout du punk plutôt rapide, mais pas super rapide non plus. Des trucs bizarres, un peu noise, arty, bruyants, assez basiques.

Ça a été comment de ralentir autant ?

Adrienne : J’ai dû inventer ma propre technique pour y parvenir, au début, avec beaucoup moins d’angles droits, beaucoup plus de cycles : il a fallu trouver une manière de traîner en longueur physiquement entre les notes, d’occuper ma batterie… C’est ton corps qui fait le travail de ralentir les choses. Je pratique aussi beaucoup une sorte de méditation : juste respirer, faire descendre mon pouls, je me suis rendue compte que ça aide beaucoup. Mais oui, c’est une affaire complètement différente de tous les autres groupes de rock dans lesquels j’avais joué auparavant, parce que c’est vraiment lent. Mais nous ne sommes plus aussi lents, désormais. Nous sommes toujours plus lents que la majorité des groupes, mais à une époque, c’était tellement lent que ça semblait à deux doigts de s’arrêter [rires]. Maintenant, nous sommes capables d’atteindre le mid-tempo, et même de nous y tenir !

Vous dites que vous avez parfois l’impression d’être l’instrument et que la musique s’écoule à travers vous…

Dylan : Dans les bons jours, oui ! [rires]

Adrienne : Dans les bons jours, il n’y a rien qui arrête ce flot, justement.

De la même manière, est-ce que l’environnement vous importe beaucoup ? Que ce soit la salle ou le public, ou même au moment de la composition – Dylan, tu as apparemment beaucoup bougé ces derniers temps…

Dylan : Je crois que tout ce qui t’entoure fini dans ta musique d’une certaine manière, mais il y a aussi les paysages mentaux que tu décides d’habiter et qui t’influencent, eux aussi. Je lis beaucoup de livres sur l’histoire, de choses comme ça, et il m’arrive souvent de complètement me plonger dans certains trucs, et je me dis : « OK, je suis à fond là-dedans, en ce moment ». Ça influence certaines choses. En ce qui concerne le live, le principal, c’est de ne pas s’entraver soi-même…

Adrienne : D’être complètement dans le moment.

Dylan : Lorsqu’un concert se passe bien, selon moi, je commence, puis ça se termine sans que je sache vraiment ce qui s’est passé entre temps parce que j’ai été complètement emporté par le flux.

Adrienne : Et c’est comme s’il ne s’était écoulé que deux minutes. En revanche, quand ça ne se passe pas comme ça, ça peut vraiment être du boulot. Mais si ça fonctionne, c’est presque un voyage dans le temps.

Dylan : Le truc qui me fascine avec la musique, c’est qu’en fin de compte, ce que j’en pense et ce que je pense du concert n’importe pas vraiment. C’est ce que pense le public qui est important, et c’est le public qui choisit ton meilleur concert et ta meilleure chanson.

Adrienne : Ce que toi tu penses en tant qu’artiste, ça n’a rien à faire là-dedans.

Dylan : En fin de compte, ça n’a rien à faire là-dedans, et ça me va bien comme ça. J’en suis très heureux. C’est ce que j’adore dans la musique live : le public et nous faisons partie du même truc, et ça ne se reproduira plus jamais. Ça se passe une fois, et ça ne se reproduira pas. Chaque concert est une situation différente, un nouveau groupe de personnes, un endroit différent. C’est ce qui en fait la magie.

Dans le public, il y a aussi cette impression de flux – au concert à Bruxelles, la foule était très figée au début, mais à la fin, tout le monde bougeait, j’ai même entendu quelqu’un dire « Plus c’était lent, plus je voulais danser »…

Dylan : C’est ça, le truc : pour moi, la danse et la musique sont indissociables, mais j’ai l’impression que de nos jours, les gens ont cette idée bizarre selon laquelle la musique pour danser c’est seulement celle qui fait [imite un beat]. Je trouve ça étrange… Je ne veux pas me lancer dans une grande digression sur le fait que la civilisation, c’est une mauvaise chose ou quoique ce soit de ce genre, mais je trouve cette manière de tout séparer bizarre : « Voilà d’un côté, la danse, de l’autre, la musique, et là, la “dance music”, la musique pour danser ». La musique et la danse sont les choses les plus vieilles du monde, c’est ce que les gens font depuis toujours.

Adrienne : Nous essayons toujours d’écrire des chansons avec des mélodies très simples, que tu peux chantonner dès la première écoute, que même un enfant peut chantonner, presque comme une berceuse. La façon dont les enfants dansent et se balancent… Tu es dans un état parfait quand tu peux juste te balancer comme ça. C’est ce que je veux atteindre, ce balancement un peu enfantin.

Dylan : C’est ça le truc avec les choses répétitives. Il faut que ce soit quelque chose que tu as envie d’entendre à nouveau. Si le riff n’est pas bon, ne le répète surtout pas [rires], passe à autre chose !

Tu dis souvent que tu as trouvé le concept de ta musique – cette idée de répétition et de minimalisme – très tôt dans ta vie, et que tu travailles toujours dans cette même perspective. Qu’est-ce que tu as appris pendant ces trente années passées à jouer de la musique ? Est-ce que tu as approfondi ton idée de base, est-ce qu’elle a changé ?

Dylan : Je ne sais pas trop. C’est vrai que j’ai dû trouver ça en 1989, je crois… L’objectif ultime, c’est que je veux toujours que ça reste musical. Il me semble que beaucoup de groupe se concentrent sur une seule chose et oublient le reste, pourtant il faut que ça reste musical, que ça reste intéressant. J’ai l’impression que je suis constamment en train de raffiner le côté plaisant à écouter de ma musique. Je veux que ça établisse une communication. Ça va peut-être sembler arrogant, mais j’ai l’impression que beaucoup de groupes qui se réclament de nous n’ont pas tiré les bonnes leçons de ce que nous faisons. Je veux dire, je veux que tout le monde fasse ce qu’il veut et qu’il soit heureux de le faire. S’ils sont heureux de le faire et si ça plaît aux gens, très bien. Mais parfois je me dis : « Tu n’as pas vraiment compris ce que je voulais dire ».

Adrienne : Ou alors ils sont resté à la surface de ce que tu essaies de faire.

Dylan: Oui, mais je pense que c’est un peu le problème avec beaucoup de… Je ne veux pas faire le vieux de la vieille, mais beaucoup de musique récente semble vouloir être caricaturale, un truc que les gens peuvent s’approprier facilement.

Adrienne : … Avoir une image parfaite et pouvoir être décrit en un seul mot.

Dylan : Et puis tous les micro genres… Je dois sembler vraiment vieux quand je raconte tout ça, mais quand on me demande ce que je joue, je réponds « Du rock’n’roll, je joue du rock’n’roll lent. » Et je ne trouve pas que ce soit un mauvais terme. Tout le monde pense que c’est un truc de papy. C’est drôle, l’autre jour, nous écoutions ma musique dans le van – j’écoute ce qui est appelé « classic rock » de nos jours, beaucoup de rock’n’roll, de country, de blues – et les gens qui m’entendaient écouter tout ça m’ont dit : « Mais je ne comprends pas. Comment tu peux faire la musique que tu fais en écoutant ce genre de trucs ? » Je ne passe pas mon temps dans une grotte à écouter du doom ou du drone. J’entends des choses dans la musique que j’aime que je peux appliquer à ma propre musique. Je me souviens qu’un jour, quelqu’un m’a dit que je jouais de manière très bluesy. Eh oui, c’est ce que je fais ! J’aime la musique américaine : le blues, la country, le jazz, le rock’n’roll… Juste, américaine ! Je me considère dans cette lignée-là. Enfin bref – ça me fait râler.

Adrienne : Au Hellfest, ce que j’ai remarqué, notamment avec les fans de metal, c’est qu’ils n’en ont pas toujours l’air, mais ils ont souvent des goûts très variés. Il y a de gros metalleux qui sont très calés en jazz, et en autres choses, pas seulement en metal. C’est toujours bien d’avoir le plus d’influences possibles au lieu d’écouter un seul style.

Ce qui est intéressant avec le drone, c’est que souvent, ça peut soit devenir très abstrait et cérébral, soit très viscéral, ce qui est souvent plus accessible. Je suis sûre que certaines personnes ne seraient pas d’accord, mais la musique d’Earth me semble facile à écouter…

Dylan : J’espère bien ! [rires] J’essaie juste de faire la musique que je veux faire, puis ensuite j’espère que les gens apprécieront. Et ça a toujours été le cas, et j’ai énormément de gratitude envers chaque personne qui est venue à un concert ou a acheté un disque ou un T-shirt. C’est pour cette raison que je prends toujours le temps de venir à la table de merchandising pour discuter avec les gens. Je n’ai pas envie de me cacher. Il y a des groupes qui traitent leurs fans comme de la merde, mais je me dis : « Mec, tu serais fauché sans ces gens ! ». Je ne sais pas ce qu’ils feraient sans la musique, mais moi, sans le rock’n’roll, je serais sûrement en prison ! Je ne comprends vraiment pas. Tout le monde peut avoir un mauvais jour ou être fatigué, ne pas être aussi sympa qu’il le voudrait, mais ce n’est pas si compliqué d’être poli et aimable avec les gens.

Tu disais que tu te sens dans une tradition américaine, dans la continuité de la folk et la country. C’est très visible dans ton dernier album solo, comme dans Hex; or Printing in the Infernal Method d’Earth. Auparavant, tu avais fait des choses plutôt d’influence anglaise…

Dylan : Oui, j’adore le Royaume-Uni. C’est de là que viennent beaucoup de mes ancêtres – l’Écosse, l’Angleterre, l’Ulster en Irlande… C’est l’une des fondations de la musique américaine. Ce que j’aime aussi dans la musique américaine, c’est qu’elle vient d’en bas. Il n’y a pas de culture avec un grand C, tout a été construit par des Blancs pauvres, des Noirs pauvres, des Indiens pauvres… Ce n’est pas de la musique de gens chic. C’est…

Adrienne : … Les galères des hommes et des femmes des classes laborieuses. La sueur.

Dylan : Voilà, c’est ce qui me plaît dans la musique américaine. Elle ne vient pas de gens privilégiés, ou qui ont le soutien de l’état, ou de l’argent pour leur art.

Oui, le rock’n’roll était une musique des classes populaires, mais ça semble avoir changé ces dernières décennies…

Dylan : Oui, c’est ce que je veux dire : maintenant, ce sont beaucoup de gosses de riches.

Adrienne : « C’est papa qui a payé mon premier album ! »

Dylan : Et les instruments sont devenus si chers. Comme disait mon ami Mark Lanegan : « Il y a deux genres de personnes qui font de la musique. Celles qui en font pour ce qu’elles peuvent en retirer, et celles qui ont font parce qu’elles n’ont pas le choix ». La bonne musique est faite par des gens qui doivent le faire, pour une raison ou pour une autre. Et la musique merdique est faite par des gens pour qui c’est juste un projet qu’ils font avant de se mettre à bosser dans la boîte de comptabilité de leur père – peu importe ce qu’ils font ensuite, mais ils ne continuent pas, ils veulent juste avoir un salaire. C’est ça, le truc : il faut que tu sois passionné, peu importe l’argent que tu te fais avec. Les gens se disent toujours : « Oh, tu es dans un groupe, tu dois faire la fête tout le temps ! C’est des vacances permanentes ! » Non – non, ce n’est pas ça. Même en étant payé, être assis dans un van dix heures par jours et passer son temps à attendre à l’aéroport, ce n’est pas des vacances. Je ne veux pas me plaindre, c’est bien mieux qu’aller à la mine ou creuser des tombes au cimetière ; beaucoup de mes ancêtres travaillaient dans des mines de charbon, ça n’a rien à voir avec ça. Mais ces gosses privilégiés qui veulent faire la fête… Souvent, ils ne durent pas. Les influenceurs qui se disent que tout d’un coup ils ont une carrière musicale – non, tu n’en as pas du tout ! Il faut vraiment aimer ça pour pouvoir durer et, avec un peu de chance, devenir vraiment bon [rires].

  • Pour avoir des nouvelles du groupe, voyez ici ou . Entre temps, Adrienne et Dylan ont sorti un autre album, Even Hell has its Heroes, composé pour un film du même nom qui retrace l’histoire de Earth. 
  • C’est évidemment pour Radio Metal que j’ai initialement fait cette interview, calée en sautant sur un Dylan amical et très généreux de son temps avant son concert bruxellois. Et si vous préférez la VO, elle est ici
  • Vous pensez que Dylan n’a pas tort, avec ses histoires de rockers-fils à papa ? The Guardian disait justement peu ou prou la même chose, chiffres à l’appui, il y a quelques années de ça… 
  • Du côté des disques-herbes du diable, notons la sortie récente de Hemlock and Belladonna, la première demo – dédiée, pour ne rien gâcher, au saint patron des névrosés Maurice Rollinat – des Belges de Mischievous Wraith. Ça promet ! Leur cassette a sa place toute trouvée aux côtés du venimeux Henbane, .​.​.​or Sonic Compendium of the Black Arts de Cultes des Ghoules, et dans un autre genre, plus dans le sujet finalement, du projet drone Cigvë. Et pour terminer, en hommage à l’incomparable Steve Albini qui a malheureusement cassé sa pipe il y a peu, voilà un peu d’« Ergot » compléter la potion…
  • Plus d’ésotérisme, plus de plantes et plus d’états de conscience modifiée encore grâce à la foisonnante trilogie Pharmako/Poeia, Pharmako/Dynamis et Pharmako/Gnosis de l’incomparable poète, ethnobotaniste et adepte de la « voie du poison » Dale Pendell. Pas encore traduite en français hélas, elle m’a bien occupée ces derniers mois et je ne peux qu’en recommander la lecture – mais j’aurai sans doute l’occasion d’en reparler… 
  • La synthèse de tout ça, c’est peut-être l’étrange et verdoyante compilation Infernal Proteus: A Musical Herbal, livre accompagné de pas moins de quatre CDs inspirés par diverses plantes sorti par le label américain The Ajna Offensive au début des années 2000. On apprend deux-trois choses sur ce projet et son instigateur, Tyler Davis, qui lui aussi, a manifestement foi au poison, dans cette interview pour Bardo Methodology. On y apprend aussi qu’il faut se méfier de la belladone – mais ça, on le savait déjà depuis longtemps

2 réflexions sur “Herbes du diable II

  1. Quelle super interview ! Merci, ça fait tellement plaisir d’en savoir plus sur les pensées et la démarche d’artistes aussi immenses. Et wow, je ne connaissais pas ton blog Chaosphonia – où étais-je, toutes ces années ?! – mais je te remercie d’avance, car je sens que je vais passer des heures à farfouiller dedans.

    • Merci à toi Marie, je suis contente que l’article t’ait plu et c’est toujours un plaisir de te voir par ici ! 💜
      Il n’y a rien de vraiment inédit sur Chaosphonia mais j’espère que tu y trouveras de quoi faire – interviewer des gens est l’un de mes exercices préférés, c’est toujours fascinant et stimulant de voir comment les artistes de quelque espèce que ce soit s’y prennent pour faire ce qu’ils ou elles font…

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