Parfois, il est difficile d’ignorer l’alignement des planètes. J’aime les synchronicités parce que j’aime interpréter, j’aime les fils narratifs, j’aime le sens qui émerge du chaos comme j’aime le chaos qui émerge du sens. Est-ce que le souffle qui conduit les êtres est aussi dans les sphères ? Je ne crois pas vraiment que l’univers me parle, je ne crois en aucune instance qui tire les ficelles, je sais que l’intentionnalité que j’y trouve est la mienne seule : c’est justement là tout l’intérêt de la chose. Chaque synchronicité perçue est une poignée de signaux qu’on a choisi de remarquer plutôt que d’autres parmi les milliers dont nous sommes bombardés en permanence ; chaque synchronicité est donc la manifestation d’un désir, avoué ou non.
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प्रलय
« Tout finit par se mêler – tout est organique. Il est impossible de distinguer une chose d’une autre chose. Lorsque l’esprit est vidé de tout égoïsme, il s’effrite et se dissout dans l’eau. Si j’entaille mon corps et me concentre comme il faut, je ne le sentirai pas. Chaque fois que mon cœur bat, il tressaute violemment et disloque ma colonne vertébrale, qui tire sur la base de mon cerveau. Les souvenirs se meuvent à travers la forêt obstruée et pourrissante à l’intérieur de ma tête et écrasent le présent sous leur poids. Mes souvenirs ne m’appartiennent pas. Ils sont aussi inconnaissables que le mille-patte qui agite ses pattes dans le recoin sombre sous le lavabo. Lorsqu’une image se déplace dans mon système nerveux, c’est avec l’avidité prédatrice d’un intrus. Mon corps est ouvert, transparent, sans défense. Chaque seconde est un insecte qui se nourrit de mon sang.
Une découverte encore pire se révèle : mon corps est liquide, une nuée temporaire de cellules (dont chacune a sa propre identité) qui finira par se disséminer dans une mer plus vaste de liquides changeant et se mêlant.
Ma peau n’est pas une protection – elle est ouverte. En soufflant, le vent la traverse pour atteindre mes entrailles. Il passe à travers moi, emporte des parties de moi avec lui, en met de nouvelles à leur place. Je me noie dans la lumière. La lumière est un fluide que j’inhale. Mes yeux sont fermés, donc mon corps est illuminé de l’intérieur, brillant comme une méduse dans la mer.
Je suis habité par les pensées d’autrui. Si je coupe l’un de mes doigts, je coupe des générations d’histoire, de stimuli qui sont passés par moi et m’ont donné forme. Je suis fait de viande, parcouru d’énergie, mais cette énergie n’est pas à moi. Je suis utilisé comme un instrument pour que l’électricité puisse se chanter à elle-même.
L’air, comme c’est du sang, est difficile à inhaler, mais j’apprends. Je me détends et le laisse passer. Mon corps y flotte, englouti par lui. Je respire, avale et pense du sang. Mon imagination s’arrête où le sang finit. Le sang m’entoure, noie ma vision, au point que lorsque je pense, avant qu’une image se forme, elle est dévorée par le sang. Je suis flétri, ancien, un enfant qui dérive dans un univers d’un rouge épais, pulsant et me gorgeant de mon propre sang conscient. Ce sang me connaît, me lèche, me maintient dans le bourdonnement perpétuel d’un orgasme auto-annihilant qui envoie des vagues de plaisir jusqu’aux flaques les plus éloignées de conscience rouge et palpitante.
Cachée par la distance, l’obscurité derrière les étoiles atteint une densité impénétrable et noire. La lumière, la pensée et la possibilité furent inéluctablement inhalées par la bouche aspirante du trou mort. À l’intérieur du trou se trouvait le centre du cœur de l’opposé de l’espace. Le futur et le passé s’annulaient rétrospectivement et par anticipation. L’histoire fut rembobinée, évanouie avant d’avoir commencé. Le silence fut exterminé. »

Collage de traductions maison d’extraits provenant de différentes nouvelles du recueil The Consumer de Michael Gira, 1994 | Joseph Sima pour Beau Regard de Pierre Jean Jouve, 1927 | The Vanishing, Insect Ark, 2020
Ultra Silvam II
« Nous passions, jeunes encore, sous les hautes frondaisons et le vague murmure de la forêt. Les clairières, apparues soudain aux détours du sentier, devenaient lacs sous la lune, et leur lisière, aux branches entremêlées, formait une nuit plus dense que la nuit même. La brise incertaine des grands bois respirait, sonore, dans les ramures. Nous parlions des choses impossibles ; et nos voix faisaient partie de la nuit, du clair de lune et de la forêt. Nous les entendions comme les voix de quelqu’un d’autre. »

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, 1982 | Gustave Doré, « La louve » pour la Divine Comédie de Dante, 1857 | « Inn I De Dype Skogers Favn », Darkthrone, 1993
Infidèles / Marginalia
Démonologie ?
« Je me tenais au bord de la première marche de l’escalier de métal noir. »
Il y a des choses qui s’imposent au point de mériter plus qu’une note de bas de page. Je remets donc l’ouvrage sur le métier – ici plutôt qu’en dessous, en marge ou en lien hypertexte de l’article de départ histoire de ne pas (trop) se perdre en labyrinthiques ramifications.
Lire la suiteInfidèles
« Qui sait, après tout, si la forme la plus active de l’adoration n’est pas le blasphème par amour,
qui serait la prière de l’abandonné ? »
Peut-être bien qu’« Apokatastasis Pantôn » a été mon introduction au black metal, le seuil, mais la chronologie est floue. Mes souvenirs d’écouter Paracletus en boucle, fascinée, sont en revanche très clairs : et c’est clair qu’il m’apparaissait, limpide, utilisant un langage que je n’avais jamais entendu mais que je comprenais comme si je l’avais parlé depuis toujours. Pour des raisons bassement matérielles, je l’ai laissé de côté pendant quelques années, et je m’y suis remise cet été. Cet album dont je connaissais encore par cœur chaque note, chaque inflexion, chaque torsion m’a laissée encore plus abasourdie qu’à l’époque. Il m’aura fallu une grosse décennie à écouter du black metal, à explorer, dépiauter, aimer profondément le genre, pour prendre conscience non pas de la révérence incomparable de Paracletus – elle est évidente – mais de son irrévérence, ce qu’il a de bizarre, d’iconoclaste, d’infidèle.
Lire la suiteDrawing Down The Moon
« Il parlait tant du fait que la lune était plus grande et plus proche et plus puissante au Pérou que je finis par lui confesser que lorsque j’avais seize ans, je prenais des bains de lune car je pensais qu’ils influenceraient ma destinée, me vaudraient une vie plus mystérieuse, une vie nocturne. J’avais entendu dire que les effets de la lune étaient dangereux. Cela me tentait. À Richmond Hill, dans ma chambre, je m’allongeais nue où la lumière de la lune tombait de ma fenêtre ouverte, en été, m’y baignant et rêvant du genre de vie fantastique cela me créerait.
Je ne pensais pas à l’époque que la lune et la mer étaient des symboles de l’inconscient, et que ce serait le royaume qui m’attirerait, que j’aurais envie d’explorer, d’habiter, d’écrire. »


Pendant l’Antiquité, la spécialité des sorcières de Thessalie était, dit-on, de faire descendre la Lune, de la faire se rapprocher de la Terre pour y puiser pouvoir et influence, faire venir la pluie, changer l’argent en or, ou encore à des fins de magie érotique. Les lunes que font descendre les non-pareilles âmes d’Atala sont quant à elles plurielles et décadentes ; elles forment une cosmogonie au centre de laquelle trône le sélénite plus encore que solaire Jean de Palacio. Galerie de portraits, constellation de citations, auteurs et références fin-de-siècle, ode au crépusculaire et aux aubes nouvelles : je n’ai jamais rien lu de semblable et je retournerai souvent y puiser. Une pleine lune éclatante commence justement à décliner : c’est le moment rêvé pour se ruer dessus tant qu’il en est encore temps !

The Diary of Anaïs Nin Volume 2 1934-1939 (traduction maison) | Melancholia, Lars von Trier, 2011 (oui, je sais, ce n’est pas le même astre, mais le principe reste à peu près le même) | Drawing Down the Moon, Beherit, 1993 (ne me parlez pas de Wicca : les meilleures sorcières thessaliennes du vingtième siècle se trouvaient en Finlande, c’est ainsi)(au passage, car je ne peux pas résister, en voilà une reprise toute aussi finlandaise, toute aussi lunaire, toute aussi enchantée par Reverend Bizarre)
Hochrot II
« Aimes-tu l’obscur
Les nuits couvertes de rosée
Redoutes-tu le matin
Fixes-tu le rouge du soir
Soupires-tu lors du repas
Pousses-tu le gobelet
Loin des lèvres
N’aimes-tu pas le plaisir de la chasse
N’es-tu pas attiré par la gloire
Le tumulte de la bataille
Les fleurs fanent-elles
Plus rapidement sur ta poitrine
Qu’elles ne faneraient autrement
Le sang afflue-t-il en toi
Palpitant jusqu’au cœur »

Traduction faite maison du poème « Liebst du das Dunkel… » écrit par Karoline von Günderode en 1805, découvert dans le recueil Rouge vif. Pour un portrait crépusculaire de cette poétesse (et de son non moins romanesque et suicidaire collègue Heinrich von Kleist), je recommande le très beau Aucun lieu. Nulle part de Christa Wolfe | Éclipse de soleil trouvée dans Les étoiles – essai d’astronomie sidérale, Angelo Secchi, 1895 | Serenade in Red, Oxbow, 1996. J’ai eu la chance de voir le groupe en live il y a peu ; il mérite décidément tous les hommages du monde.
Montée de sève II
« Un amour immense, un besoin de volupté, flottait dans cette nef close, où bouillait la sève ardente des tropiques. La jeune femme était prise dans ces noces puissantes de la terre, qui engendraient autour d’elle ces verdures noires, ces tiges colossales ; et les couches âcres de cette mer de feu, cet épanouissement de forêt, ce tas de végétations, toutes brûlantes des entrailles qui les nourrissaient, lui jetaient des effluves troublants, chargés d’ivresse. À ses pieds, le bassin, la masse d’eau chaude, épaissie par les sucs des racines flottantes, fumait, mettait à ses épaules un manteau de vapeurs lourdes, une buée qui lui chauffait la peau, comme l’attouchement d’une main moite de volupté. Sur sa tête, elle sentait le jet des Palmiers, les hauts feuillages secouant leur arôme. Et plus que l’étouffement chaud de l’air, plus que les clartés vives, plus que les fleurs larges, éclatantes, pareilles à des visages riant ou grimaçant entre les feuilles, c’étaient surtout les odeurs qui la brisaient. Un parfum indéfinissable, fort, excitant, traînait, fait de mille parfums : sueurs humaines, haleines de femmes, senteurs de chevelures ; et des souffles doux et fades jusqu’à l’évanouissement, étaient coupés par des souffles pestilentiels, rudes, chargés de poisons. Mais, dans cette musique étrange des odeurs, la phrase mélodique qui revenait toujours, dominant, étouffant les tendresses de la Vanille et les acuités des Orchidées, c’était cette odeur humaine, pénétrante, sensuelle, cette odeur d’amour qui s’échappe le matin de la chambre close de deux jeunes époux. »

Ici, l’ambiance est plutôt à la Frühjahrsmüdigkeit, mais la reverdie semble le moment idéal pour évoquer la sortie de la dernière merveille des éditions Absaintes, Sornettes, pilotée et façonnée par l’incomparable et vespérale Lia. Avec ses histoires de crânes, d’eaux troubles et de génies du lieu, c’est une lecture parfaite pour paresser sous un arbre, sur une méridienne, ou pourquoi pas accompagnée, dans une serre…

Émile Zola, La Curée, 1871 (pour plus de considérations végétalo-érotiques – et quelques spoilers – filez à la fin du chapitre IV) | Edvard Munch, Stoffveksling (métabolisme), 1898 (sur les floraisons de Munch – et de son camarade naturaliste-occultiste August Strindberg – voyez ceci) | Murmuüre, « Primo Vere »
Σπαραγμoς
« Ne cherchez plus mon cœur ; les bêtes l’ont mangé. »
Dionysos est, entre autres choses, le dieu de l’illusion. Dans Les Bacchantes d’Euripide, il donne l’impression à Agavé de se promener avec la tête d’un animal sauvage au bout d’une pique alors qu’il s’agit en fait de celle de Penthée, son fils, qu’elle vient avec ses consœurs Ménades de mettre en pièces – grosse ambiance. En grec, cet acte a pour nom σπαραγμός (sparagmos) ; ce sort a été subi à l’origine par Dionysos lui-même. Penthée est le roi de Thèbes, il représente l’ordre, la norme, et considère par conséquent « que les femmes, ce n’est rien du tout, de la crotte de bique1 », pour reprendre les mots colorés de Jean-Pierre Vernant, historien incomparable de la Grèce antique, lorsqu’il résume la pièce et ses enjeux ici. 400 ans avant Jésus-Christ, Les Bacchantes met en scène un déchaînement de violence féminine rarement égalé. Certes, les Ménades sont en pleine transe dionysiaque, mais cette férocité a suffisamment intrigué René Girard pour qu’il essaie de lui donner un sens. Dans La violence et le sacré, il la décrit, là aussi, comme une illusion qui vient se superposer à celle de la folie dionysiaque, une illusion qui substitue dans la fiction un groupe largement inoffensif dans la société grecque (les femmes) au groupe qui exerce la violence dans celle-ci (les hommes en âge d’être soldat), un déplacement destiné à conjurer plus radicalement les explosions de violences dont ces derniers sont les plus susceptibles.
Si ce brave René s’en sort avec ce tour de passe-passe, cet archétype de femme foncièrement sauvage, c’est-à-dire violente et hors de contrôle, a eu un succès certain dans les représentations. Le gouffre qu’il y a entre la violence fantasmée des femmes dans la fiction et son cortège millénaire de femmes fatales et les statistiques réelles a de quoi éberluer. Elle a des allures de miroir, celui d’une misogynie intense, protéiforme et millénaire, qu’elle provoquerait supposément, justifierait a posteriori en tout cas. Est-ce que c’est seulement ça, alors ? Une sorte de figure de style ? Qu’est-ce qu’on trouve, en fait, à cette intersection ténébreuse de féminité et de sauvagerie ?
C’est en tirant ce fil que je me suis retrouvée plongée (de manière plus ou moins fructueuse) dans des livres avec des titres comme Histoire de la misogynie2 ou Pourquoi les hommes ont peur des femmes3, et à méditer longuement (de manière plus ou moins fructueuse aussi) sur ces histoires de femmes et de sauvagerie. À défaut d’élaborer une théorie très ordonnée4, voici ce que j’ai glané en suivant quatre pistes : sentier escarpé ou autoroute, impasse ou chemin de traverse, on y croise en tout cas des bêtes à cornes ou à crocs, des moments de transes et de libations, et, évidemment, dépiautages et autres démembrements.

Suppuration
« Oui, me suis-je dit à moi-même, moi aussi j’aime tout ce qui coule : les rivières, les égouts, la lave, le sperme, le sang, la bile, les mots, les phrases. J’aime le liquide amniotique lorsqu’il s’échappe de la poche des eaux. J’aime le rein avec ses douloureux calculs biliaires, ses cailloux et je ne sais quoi ; j’aime l’urine qui jaillit brûlante et la chaude-pisse qui court sans fin ; j’aime les mots des hystériques et les phrases qui se coulent comme la dysenterie et reflètent toutes les images malades de l’âme ; j’aime les fleuves formidables comme l’Amazone et l’Orénoque, où des hommes fous comme Moravagine flottent à travers le rêve et la légende sur un bateau ouvert et se noient dans les bouches aveugles du fleuve. J’aime tout ce qui coule, même le flux menstruel qui emporte l’œuf infécond. J’aime les textes qui coulent, qu’ils soient hiératiques, ésotériques, pervers, polymorphes ou unilatéraux. J’aime tout ce qui coule, tout ce qui contient du temps et du devenir, ce qui nous ramène au début où il n’y a jamais de fin : la violence des prophètes, l’obscénité qu’est l’extase, la sagesse du fanatique, le prêtre avec sa litanie caoutchouteuse, les mots infects de la putain, la salive qui s’écoule dans les caniveaux, le lait du sein et le miel amer qui s’épanche de l’utérus, tout ce qui est fluide, fondant, dissolu et dissolvant, tout le pus et la saleté qui en coulant sont purifiés, ce qui perd son sens de l’origine, ce qui suit le grand parcours vers la mort et la dissolution. »



« Les corps ne sont pas des volumes mais des littoraux : des pénétrabilités insolubles mais pas délimitées, des opportunités de décomposition réelle de l’espace. Combien d’orifices a le corps humain ? La transfusion osmotique de composés salins d’une goutte de transpiration étrangère a l’impact sur un amas de cellules épidermiques d’une copulation annihilante. »

Henry Miller, Tropic of Cancer, 1934 | Gifs via Tumblr de cette vidéo de syndrome du défilé cervico thoraco brachial | « Coagulation », Autopsy, 2023 | Nick Land, The Thirst for Annihilation, 1992





