Héliotropisme

« Impitoyable dont les yeux n’ont jamais vu l’obscurité !
Libérateur qui avec des marteaux d’or brise la glace !
Sauve-moi !

Droites comme de fines lignes les tiges des fleurs sont happées vers le haut :
plus près de toi les calices veulent trembler.
Les arbres projettent leur puissance comme des piliers en direction de leur gloire :
là-haut seulement
ils ouvrent leurs bras feuillus assoiffés de lumière, dévoués.

Tu as tiré l’homme
d’une pierre fixée à la terre avec des yeux aveugles
à une plante errante et ondoyante au front ceint des vents des cieux.
Tiens sont les tiges et les troncs. Tienne est mon épine dorsale.

Sauve-la.
Pas ma vie. Pas ma peau.
Sur l’extérieur ne règnent aucuns dieux.
Avec les yeux éteints et les membres brisés,
il est tien, celui qui vécut debout,
et avec celui qui meurt debout
tu te trouves, lorsque l’ombre dévore l’ombre.
Le grondement s’élève. La nuit enfle.
La vie scintille si profondément précieuse.
Sauve, sauve, dieu voyant,
ce dont tu as fait don. »

Traduction faite maison du poème « Bön till solen » (« Prière au soleil ») de Karin Boye, issu du recueil För trädets skull (Pour l’amour de l’arbre), avec l’aide des ces traductions anglaises | Hamadryade, Félicien Rops | The Ever Green Tree, Desiderii Marginis, 2024

प्रलय

« Tout finit par se mêler – tout est organique. Il est impossible de distinguer une chose d’une autre chose. Lorsque l’esprit est vidé de tout égoïsme, il s’effrite et se dissout dans l’eau. Si j’entaille mon corps et me concentre comme il faut, je ne le sentirai pas. Chaque fois que mon cœur bat, il tressaute violemment et disloque ma colonne vertébrale, qui tire sur la base de mon cerveau. Les souvenirs se meuvent à travers la forêt obstruée et pourrissante à l’intérieur de ma tête et écrasent le présent sous leur poids. Mes souvenirs ne m’appartiennent pas. Ils sont aussi inconnaissables que le mille-patte qui agite ses pattes dans le recoin sombre sous le lavabo. Lorsqu’une image se déplace dans mon système nerveux, c’est avec l’avidité prédatrice d’un intrus. Mon corps est ouvert, transparent, sans défense. Chaque seconde est un insecte qui se nourrit de mon sang.

Une découverte encore pire se révèle : mon corps est liquide, une nuée temporaire de cellules (dont chacune a sa propre identité) qui finira par se disséminer dans une mer plus vaste de liquides changeant et se mêlant.

Ma peau n’est pas une protection – elle est ouverte. En soufflant, le vent la traverse pour atteindre mes entrailles. Il passe à travers moi, emporte des parties de moi avec lui, en met de nouvelles à leur place. Je me noie dans la lumière. La lumière est un fluide que j’inhale. Mes yeux sont fermés, donc mon corps est illuminé de l’intérieur, brillant comme une méduse dans la mer.

Je suis habité par les pensées d’autrui. Si je coupe l’un de mes doigts, je coupe des générations d’histoire, de stimuli qui sont passés par moi et m’ont donné forme. Je suis fait de viande, parcouru d’énergie, mais cette énergie n’est pas à moi. Je suis utilisé comme un instrument pour que l’électricité puisse se chanter à elle-même.

L’air, comme c’est du sang, est difficile à inhaler, mais j’apprends. Je me détends et le laisse passer. Mon corps y flotte, englouti par lui. Je respire, avale et pense du sang. Mon imagination s’arrête où le sang finit. Le sang m’entoure, noie ma vision, au point que lorsque je pense, avant qu’une image se forme, elle est dévorée par le sang. Je suis flétri, ancien, un enfant qui dérive dans un univers d’un rouge épais, pulsant et me gorgeant de mon propre sang conscient. Ce sang me connaît, me lèche, me maintient dans le bourdonnement perpétuel d’un orgasme auto-annihilant qui envoie des vagues de plaisir jusqu’aux flaques les plus éloignées de conscience rouge et palpitante.

Cachée par la distance, l’obscurité derrière les étoiles atteint une densité impénétrable et noire. La lumière, la pensée et la possibilité furent inéluctablement inhalées par la bouche aspirante du trou mort. À l’intérieur du trou se trouvait le centre du cœur de l’opposé de l’espace. Le futur et le passé s’annulaient rétrospectivement et par anticipation. L’histoire fut rembobinée, évanouie avant d’avoir commencé. Le silence fut exterminé. »

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Collage de traductions maison d’extraits provenant de différentes nouvelles du recueil The Consumer de Michael Gira, 1994 | Joseph Sima pour Beau Regard de Pierre Jean Jouve, 1927 | The Vanishing, Insect Ark, 2020

Ultra Silvam II

« Nous passions, jeunes encore, sous les hautes frondaisons et le vague murmure de la forêt. Les clairières, apparues soudain aux détours du sentier, devenaient lacs sous la lune, et leur lisière, aux branches entremêlées, formait une nuit plus dense que la nuit même. La brise incertaine des grands bois respirait, sonore, dans les ramures. Nous parlions des choses impossibles ; et nos voix faisaient partie de la nuit, du clair de lune et de la forêt. Nous les entendions comme les voix de quelqu’un d’autre. »

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, 1982 | Gustave Doré, « La louve » pour la Divine Comédie de Dante, 1857 | « Inn I De Dype Skogers Favn », Darkthrone, 1993

Infidèles / Marginalia

Démonologie ?

« Je me tenais au bord de la première marche de l’escalier de métal noir. »

Il y a des choses qui s’imposent au point de mériter plus qu’une note de bas de page. Je remets donc l’ouvrage sur le métier – ici plutôt qu’en dessous, en marge ou en lien hypertexte de l’article de départ histoire de ne pas (trop) se perdre en labyrinthiques ramifications.

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Infidèles

« Qui sait, après tout, si la forme la plus active de l’adoration n’est pas le blasphème par amour,
qui serait la prière de l’abandonné ? »

Peut-être bien qu’« Apokatastasis Pantôn » a été mon introduction au black metal, le seuil, mais la chronologie est floue. Mes souvenirs d’écouter Paracletus en boucle, fascinée, sont en revanche très clairs : et c’est clair qu’il m’apparaissait, limpide, utilisant un langage que je n’avais jamais entendu mais que je comprenais comme si je l’avais parlé depuis toujours. Pour des raisons bassement matérielles, je l’ai laissé de côté pendant quelques années, et je m’y suis remise cet été. Cet album dont je connaissais encore par cœur chaque note, chaque inflexion, chaque torsion m’a laissée encore plus abasourdie qu’à l’époque. Il m’aura fallu une grosse décennie à écouter du black metal, à explorer, dépiauter, aimer profondément le genre, pour prendre conscience non pas de la révérence incomparable de Paracletus – elle est évidente – mais de son irrévérence, ce qu’il a de bizarre, d’iconoclaste, d’infidèle.

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Aux chauves-souris

J’aime beaucoup les cours intérieures des grandes villes, pour être exacte, les fenêtres sur cour : je suis curieuse, indiscrète, et je pourrais regarder les voisins pendant des heures. Il y a des années de cela, un ami m’accueille quelques semaines et de son balcon, je regarde l’immeuble d’en face, les silhouettes qui se détachent des dizaines de rectangles pâles, jaune ou bleutés, ces petits théâtres d’ombres dont je ne vois finalement pas grand-chose. Bien plus tard et par un hasard du genre de ceux auxquels on peine à croire, je pénètre dans l’un d’entre eux en allant dîner chez une toute nouvelle amie. De sa cuisine, je me rends compte que je vois le balcon où je passais mes soirées à une période qui à ce moment-là, me semblait lointaine. Je me dis que c’est pour ça que je m’y sens bien, à l’aise, que tout me semble familier.

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Montée de sève II

« Un amour immense, un besoin de volupté, flottait dans cette nef close, où bouillait la sève ardente des tropiques. La jeune femme était prise dans ces noces puissantes de la terre, qui engendraient autour d’elle ces verdures noires, ces tiges colossales ; et les couches âcres de cette mer de feu, cet épanouissement de forêt, ce tas de végétations, toutes brûlantes des entrailles qui les nourrissaient, lui jetaient des effluves troublants, chargés d’ivresse. À ses pieds, le bassin, la masse d’eau chaude, épaissie par les sucs des racines flottantes, fumait, mettait à ses épaules un manteau de vapeurs lourdes, une buée qui lui chauffait la peau, comme l’attouchement d’une main moite de volupté. Sur sa tête, elle sentait le jet des Palmiers, les hauts feuillages secouant leur arôme. Et plus que l’étouffement chaud de l’air, plus que les clartés vives, plus que les fleurs larges, éclatantes, pareilles à des visages riant ou grimaçant entre les feuilles, c’étaient surtout les odeurs qui la brisaient. Un parfum indéfinissable, fort, excitant, traînait, fait de mille parfums : sueurs humaines, haleines de femmes, senteurs de chevelures ; et des souffles doux et fades jusqu’à l’évanouissement, étaient coupés par des souffles pestilentiels, rudes, chargés de poisons. Mais, dans cette musique étrange des odeurs, la phrase mélodique qui revenait toujours, dominant, étouffant les tendresses de la Vanille et les acuités des Orchidées, c’était cette odeur humaine, pénétrante, sensuelle, cette odeur d’amour qui s’échappe le matin de la chambre close de deux jeunes époux. »

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Ici, l’ambiance est plutôt à la Frühjahrsmüdigkeit, mais la reverdie semble le moment idéal pour évoquer la sortie de la dernière merveille des éditions Absaintes, Sornettes, pilotée et façonnée par l’incomparable et vespérale Lia. Avec ses histoires de crânes, d’eaux troubles et de génies du lieu, c’est une lecture parfaite pour paresser sous un arbre, sur une méridienne, ou pourquoi pas accompagnée, dans une serre…

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Émile Zola, La Curée, 1871 (pour plus de considérations végétalo-érotiques – et quelques spoilers – filez à la fin du chapitre IV) | Edvard Munch, Stoffveksling (métabolisme), 1898 (sur les floraisons de Munchet de son camarade naturaliste-occultiste August Strindbergvoyez ceci) | Murmuüre, « Primo Vere »

Σπαραγμoς

« Ne cherchez plus mon cœur ; les bêtes l’ont mangé. »

Dionysos est, entre autres choses, le dieu de l’illusion. Dans Les Bacchantes d’Euripide, il donne l’impression à Agavé de se promener avec la tête d’un animal sauvage au bout d’une pique alors qu’il s’agit en fait de celle de Penthée, son fils, qu’elle vient avec ses consœurs Ménades de mettre en pièces – grosse ambiance. En grec, cet acte a pour nom σπαραγμός (sparagmos) ; ce sort a été subi à l’origine par Dionysos lui-même. Penthée est le roi de Thèbes, il représente l’ordre, la norme, et considère par conséquent « que les femmes, ce n’est rien du tout, de la crotte de bique1 », pour reprendre les mots colorés de Jean-Pierre Vernant, historien incomparable de la Grèce antique, lorsqu’il résume la pièce et ses enjeux ici. 400 ans avant Jésus-Christ, Les Bacchantes met en scène un déchaînement de violence féminine rarement égalé. Certes, les Ménades sont en pleine transe dionysiaque, mais cette férocité a suffisamment intrigué René Girard pour qu’il essaie de lui donner un sens. Dans La violence et le sacré, il la décrit, là aussi, comme une illusion qui vient se superposer à celle de la folie dionysiaque, une illusion qui substitue dans la fiction un groupe largement inoffensif dans la société grecque (les femmes) au groupe qui exerce la violence dans celle-ci (les hommes en âge d’être soldat), un déplacement destiné à conjurer plus radicalement les explosions de violences dont ces derniers sont les plus susceptibles.

Si ce brave René s’en sort avec ce tour de passe-passe, cet archétype de femme foncièrement sauvage, c’est-à-dire violente et hors de contrôle, a eu un succès certain dans les représentations. Le gouffre qu’il y a entre la violence fantasmée des femmes dans la fiction et son cortège millénaire de femmes fatales et les statistiques réelles a de quoi éberluer. Elle a des allures de miroir, celui d’une misogynie intense, protéiforme et millénaire, qu’elle provoquerait supposément, justifierait a posteriori en tout cas. Est-ce que c’est seulement ça, alors ? Une sorte de figure de style ? Qu’est-ce qu’on trouve, en fait, à cette intersection ténébreuse de féminité et de sauvagerie ?

C’est en tirant ce fil que je me suis retrouvée plongée (de manière plus ou moins fructueuse) dans des livres avec des titres comme Histoire de la misogynie2 ou Pourquoi les hommes ont peur des femmes3, et à méditer longuement (de manière plus ou moins fructueuse aussi) sur ces histoires de femmes et de sauvagerie. À défaut d’élaborer une théorie très ordonnée4, voici ce que j’ai glané en suivant quatre pistes : sentier escarpé ou autoroute, impasse ou chemin de traverse, on y croise en tout cas des bêtes à cornes ou à crocs, des moments de transes et de libations, et, évidemment, dépiautages et autres démembrements.

Cette image et les suivantes sont des détails d’une mosaïque du troisième siècle intitulée Bacchante joueuse de tympanum (le triomphe de Dionysos)
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Suppuration

« Oui, me suis-je dit à moi-même, moi aussi j’aime tout ce qui coule : les rivières, les égouts, la lave, le sperme, le sang, la bile, les mots, les phrases. J’aime le liquide amniotique lorsqu’il s’échappe de la poche des eaux. J’aime le rein avec ses douloureux calculs biliaires, ses cailloux et je ne sais quoi ; j’aime l’urine qui jaillit brûlante et la chaude-pisse qui court sans fin ; j’aime les mots des hystériques et les phrases qui se coulent comme la dysenterie et reflètent toutes les images malades de l’âme ; j’aime les fleuves formidables comme l’Amazone et l’Orénoque, où des hommes fous comme Moravagine flottent à travers le rêve et la légende sur un bateau ouvert et se noient dans les bouches aveugles du fleuve. J’aime tout ce qui coule, même le flux menstruel qui emporte l’œuf infécond. J’aime les textes qui coulent, qu’ils soient hiératiques, ésotériques, pervers, polymorphes ou unilatéraux. J’aime tout ce qui coule, tout ce qui contient du temps et du devenir, ce qui nous ramène au début où il n’y a jamais de fin : la violence des prophètes, l’obscénité qu’est l’extase, la sagesse du fanatique, le prêtre avec sa litanie caoutchouteuse, les mots infects de la putain, la salive qui s’écoule dans les caniveaux, le lait du sein et le miel amer qui s’épanche de l’utérus, tout ce qui est fluide, fondant, dissolu et dissolvant, tout le pus et la saleté qui en coulant sont purifiés, ce qui perd son sens de l’origine, ce qui suit le grand parcours vers la mort et la dissolution. »

« Les corps ne sont pas des volumes mais des littoraux : des pénétrabilités insolubles mais pas délimitées, des opportunités de décomposition réelle de l’espace. Combien d’orifices a le corps humain ? La transfusion osmotique de composés salins d’une goutte de transpiration étrangère a l’impact sur un amas de cellules épidermiques d’une copulation annihilante. »

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Henry Miller, Tropic of Cancer, 1934 | Gifs via Tumblr de cette vidéo de syndrome du défilé cervico thoraco brachial | « Coagulation », Autopsy, 2023 | Nick Land, The Thirst for Annihilation, 1992

Alchimie du verbe

Étude élémentale des liens entre drogues et littérature

Dans une interview pour le Matricule des anges (1) l’illustre Gabrielle Wittkop se demande si la sérénité qui émane des travaux de Leibniz pourrait avoir quelque chose à voir avec sa consommation de thériaque, un dérivé d’opium fréquemment utilisé comme antidouleur à l’époque. En 2017, la prédilection des artistes pour les drogues de toutes sortes est un poncif usé jusqu’à la corde, et les explorations méthodiques d’Henri Michaux, d’Ernest Jünger ou évidemment d’Aldous Huxley documentent précisément les effets d’un catalogue extensif de substances psychoactives. Mais avant ces proclamations tonitruantes de l’ouverture des portes de la perception, les psychotropes jouaient déjà dans les coulisses de la société un rôle discrètement délétère, et on sous-estime peut-être leur empreinte sur l’histoire des arts, et plus précisément sur celle de la littérature. En effet, au XVIIIe et XIXe siècles, la consommation d’opiacés va croissant : la médecine compte alors beaucoup sur leurs propriétés lénitives, et on se ravitaille en quantités industrielles dans les colonies, au point qu’en Angleterre, les classes populaires consomment plus volontiers du laudanum que de l’alcool puisqu’il est meilleur marché que le gin ou la bière. On ne peut s’empêcher de remarquer que les effets de ces substances coïncident par ailleurs avantageusement avec certaines préoccupations d’époque : les triomphes de la Raison et de la démocratie ont des failles et les poètes ont tôt fait de s’y glisser, en quête d’ailleurs, d’altérité, bref, d’un nouveau souffle. L’imagination créatrice prend le pas sur l’imagination reproductrice, et on part en quête d’images inédites dans les rêves, les hallucinations, voire même la folie. À une époque où la toxicomanie telle que nous la concevons désormais n’existe pas (les drogues ne sont considérées comme un problème de santé publique que très tard, et ce n’est qu’au début du XXe siècle que l’État commencera à légiférer), elles semblent à bien des égards avoir été à la fois le carburant et le catalyseur idéal.

En compagnie de quatre amateurs patentés de paradis – et d’enfers – artificiels, Thomas de Quincey, Théophile Gautier, Jean Lorrain et Georg Trakl, retraçons la splendeur et la décadence d’un romantisme sombre imbibé de poisons.

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