« … Et Lilith, dédaigneuse de l’amour de l’homme, préféra l’enlacement du Serpent. C’est pourquoi Lilith est châtiée pour les siècles. Quelques-uns l’ont vue, par les clairs de lune mélancoliques, pleurer sur les serpents morts. Elle est pareille aux rêves surnaturels des solitaires. Elle tourmente de songes la candeur des sommeils. Elle est la Fièvre, elle est le Désir, elle est la Perversité. En vérité, Lilith est châtiée pour les siècles, car rien n’assouvira jamais sa faim d’Absolu. »
Renée Vivien, Le voile de Vasthi
Satanic Feminism, l’ouvrage de l’historien des religions suédois Per Faxneld, ressemble à une Bible – épais et austère, composé de centaines de pages couvertes d’une police minuscule et élégante, sans oublier la belle couverture gaufrée de la première édition –, mais c’est une Bible inversée. La Chute telle qu’elle est décrite dans le troisième chapitre de la Genèse apparaît sur la couverture : on ne sait pas trop où est Adam, Ève est seule avec la fruit de la connaissance et le serpent, elle regarde résolument vers la gauche. C’est un parfait résumé du livre : et si Lucifer, le porteur de lumière, avait fait ça, justement – apporté la lumière à l’humanité par l’intermédiaire d’une femme ? Et si Ève nous avait en fait sauvé la mise, pour l’éternité, qui plus est ? Et si la Chute était la meilleure chose qui était arrivée à l’humanité en général, et aux femmes en particulier ? À l’époque du romantisme puis de la décadence, nombreux ont été les écrivains, poètes et penseurs qui ont exploré ces possibilités. Ils ont remis en question les fondements du patriarcat chrétien, certains les ont même fichus par terre. Tous n’étaient pas des femmes, mais tous parlaient d’elles.
Satanic Feminism1 est fascinant. Il se concentre principalement sur des écrits d’un XIXe siècle pris au sens large, il est méticuleux et captivant, parfois exigeant (les champs mobilisés sont larges, et c’est, après tout, le travail de thèse d’un universitaire) ; il raconte des histoires de liberté, de colère, de désirs et d’aspirations, c’est-à-dire d’émancipation. Elles ne se terminent pas toujours bien, mais à chaque fois, Satan donne un coup de main et offre une voix qui porte loin. Le black metal n’a pas le monopole des hurlements : certains décrivaient d’ailleurs les premières féministes comme une « bande de hurleuses »2. Per Faxneld en décrit quelques autres.
« Nature is the church of Satan »3: les sorcières
L’histoire commence avec Lilith et Ève. Le livre offre une vaste perspective historique, de la misogynie flamboyante des pères de l’église aux sorcières flambant littéralement sur les bûchers du début de l’époque moderne, en passant par la paranoïa délirante d’Heinrich Kramer4. Le fil rouge, ici, est évidemment la menace que représentent les femmes, qui mènent irrémédiablement au diable : suppôts de Satan, ses alliées en tout cas, toujours suspicieusement proches de la nature. Le féminisme contemporain aime à voir dans ces sorcières des féministes : certes, cela relève de l’anachronisme, mais la manière dont ces histoires ont été racontées reste d’une importance majeure. C’est là que Jules Michelet entre en scène : sa relecture de la version officielle des chasses aux sorcières est au cœur de La Sorcière. Écrit dans un style incandescent, mi-récit historique, mi-fantasme, ce livre raconte l’histoire d’une femme faite sorcière par les oppressions qu’elle subit – celles de la société féodale, de l’Église, des hommes – plus que par Satan. Michelet choisit son camp : elle est ce que l’Église rejette, la nature, la liberté, la puissance d’agir, la science. Pour Michelet, elle incarne ce dont la modernité a besoin : non plus les cris de douleurs de corps torturés sur le bûcher, mais les hurlements des opprimés contre leurs oppresseurs.
Le diable est rouge : romantiques, anarchistes, socialistes, féministes
Quelques décennies plus tôt, ce processus de réhabilitation avait été amorcé par la passion des romantiques anglais pour le Paradis perdu de Milton. Oubliez les sorcières : ici, c’est Satan lui-même qui est présenté sous un jour positif. Milton a doté le porteur de lumière d’une intelligence brillante, de sentiments, et d’un charme ténébreux. Percy Bysshe Shelley et, dans une moindre mesure, Lord Byron, sont allés plus loin en chantant ses louanges pour avoir apporté connaissance et liberté à l’humanité. C’est un euphémisme de dire que Shelley était un personnage compliqué, mais il connaissait bien les écrits anarchistes et féministes de son temps5, et a utilisé Satan de manière poétique non pas en tant qu’élément du christianisme, mais en tant que vaisseau pour en sortir. À la fin du XIXe siècle, Bakounine, le grand champion de l’anarchisme, s’y est pris de manière analogue, mais sur le plan théorique, cette fois-ci. Pour lui, Satan représente la Révolution, la colère légitime, l’énergie, la créativité, le matérialisme : il incarne le libre arbitre et la liberté d’esprit. Les socialistes du début du XXe siècle garderont ça à l’esprit, notamment en Suède et aux États-Unis. Les féministes de la première vague aussi – certaines d’entre elles, en tout cas : comme beaucoup de personnages de roman féminins tout au long du XIXe siècle, de Victoria dans Zofloya de Charlotte Dacre à Consuelo dans le roman éponyme de George Sand, elles ont été démonisées pour leur désir de liberté et d’égalité, et leur volonté de remettre en question les fondements de la société pour y parvenir. « Bande de hurleuses »6 était une insulte : Faxneld détaille la façon dont ce genre de descriptions ont été questionnées, adoptées, ou revendiquées, tant dans la fiction que dans la réalité.
Le sexe des anges (déchus) : troubles dans le genre
Certaines féministes se méfient de Satan pour une autre raison : il ne serait qu’une autre figure masculine à servir et vénérer. Mais ce n’est pas si simple. Satan est un ange, déchu, certes ; par conséquent, son sexe comme son genre demeurent mystérieux7. Il a été doté d’attributs féminins tout au long de l’histoire – sans doute par misogynie – et souvent présenté comme ambigu. Pour le grand occultiste Éliphas Lévi, il est Baphomet, un symbole de l’union des opposés, avec une poitrine féminine et des organes génitaux masculins. Pour le sataniste revendiqué Stanisław Przybyszewski8, il y a une vulve au bout du gigantesque pénis de l’ange déchu. Pour les théosophes comme Helena Blavatsky, Lucifer est androgyne, parfois même confondu avec Vénus – après tout, les deux sont associés à l’étoile du matin. Pour la poétesse lesbienne Renée Vivien, il est souvent elle : Vivien a réécrit le troisième chapitre de la Genèse et loué le serpent comme l’allié des femmes. Elle en renverse complètement les valeurs : ce qui est vu comme masculin est pathétique et mauvais, ce qui est perçu comme féminin est valorisé. Sappho plutôt qu’Homère. Satan n’est pas un maître, il est un agent de désordre. Il floute les limites entre les genres et les sexes, la fiction et la réalité, la religion et la science : dans les hôpitaux, les hystériques hurlantes étaient piquées comme les sorcières à la recherche de points insensibles, et quand les docteurs étudiaient leur tendance au dermographisme, un grand SATAN en majuscules ornait leur dos.
Satanic Feminism est difficile à résumer : c’est une somme de réflexions et de personnages fascinants. Le plus inspirant, c’est peut-être la longue histoire qu’il raconte, et la conclusion qu’il tire. À travers cette galerie de figures réelles et fictives, l’enjeu est de démanteler un mythe hégémonique contraignant. Ce qui peut se faire de trois façons : en remettant en question sa légitimité, en le remplaçant par un mythe nouveau, ou en le réinterprétant. Pour assouvir leur soif de vie, de liberté et d’absolu, par l’entremise de Satan, des artistes comme des penseurs ont créé de nouveaux récits et ont ouvert de nouvelles voies, souvent tournées vers la gauche… Il n’est pas question d’un nouveau maître, ici, d’une nouvelle figure paternelle, mais d’énergie flamboyante, de cris assourdissants, et de lumière éclatante : les images et les sons de l’émancipation.
« Fin du dix-neuvième siècle et début du vingtième : une ésotériste de renommée mondiale et dont les livres se vendent par centaines de milliers déclare que Lucifer est celui qui apporte l’illumination. À Paris, une poétesse lesbienne publie un volume où elle loue Satan comme le créateur de la gent féminine ainsi que l’inspirateur de la poésie féminine et de l’amour entre femmes. Les Américains sont choqués par une jeune femme de vingt-et-un ans de Butte dans le Montana qui écrit une autobiographie provocante – un vrai best-seller – où elle utilise le Diable comme symbole de la libération des mœurs conservatrices. En particulier, elle critique l’oppression des femmes. Des féministes radicales aux États-Unis et en Europe collaborent à ce qu’elles appellent la Bible des femmes. Elle fait l’éloge de la consommation du fruit défendu par Ève dans le jardin d’Éden, et le rôle de Satan dans cette histoire est décrit comme celui d’un aimable mentor socratique. Ailleurs, une suffragette américaine distinguée dépeint les messes noires supposément célébrées par les sorcières médiévales comme un acte d’insubordination féministe contre Dieu, ses prêtres, et les seigneurs de ce monde qui ont tous dénié aux femmes leurs droits. Dans un roman à la fois encensé par la critique et très bien vendu écrit par une jeune Anglaise, un Satan bienveillant aide la protagoniste à accéder à une forme d’autonomie et d’indépendance des hommes de son entourage. Une marquise italienne incroyablement riche, une actrice de théâtre de renommée mondiale et une illustre star du muet jouent avec leur identité de façon à tenir le rôle de Satan ou à prétendre avoir pactisé avec lui. De nombreuses femmes parisiennes se parent de bijoux qui représentent sensuellement l’alliance entre Ève et le Diable et sa consommation du fruit défendu. Comment comprendre ces textes, pratiques, et artefacts ? »
Per Faxneld, Satanic Feminism, Lucifer as the Liberator of Woman in Nineteenth-Century Culture, Oxford University Press, 2017

J’ai écrit ce compte-rendu du livre de Faxneld en anglais pour le premier numéro de Stryga, fanzine superbe et valeureux réalisé par les non moins superbes et valeureuses éditions Absaintes. Foncez l’acheter tant qu’il en reste !
Les satyriatides qui trônent en tête de cet article sont signées Fève D. et l’image ci-dessous est extraite du numéro 6 d’Isten, légendaire fanzine finlandais des années 90 créé par Mikko Mattila. Il y a de quoi faire avec l’anthologie qu’il a généreusement mise en ligne, mais le dernier numéro, « Churches », en vente pour un prix modique sur le site de Svart Records, vaut lui aussi le coup d’œil. Et puisqu’on parle de fanzines : dans le dernier Hinsides, Emil Ahlman propose justement une interview de Per Faxneld. Vous savez ce qu’il vous reste à faire…


1 Faxneld emprunte ce terme à Adriana Craciun, qui l’applique à des textes écrits par certaines autrices romantiques. Ici, le satanisme est une stratégie discursive dont l’objectif est de faire opposition aux mœurs conservatrices du christianisme plus qu’une religion à proprement parler, et féminisme est employé dans une acception large : c’est la dénonciation de l’oppression des femmes par les hommes, et l’expression d’un désir d’égalité.
2 « Shrieking sisterhoods » en anglais – c’est bien de sororités, de bandes de filles qu’il est question.
3 « La nature est l’église de Satan », comme le dit le personnage féminin principal d’Antichrist de Lars Von Trier.
4 Pour un portrait musical, voici Blood Vaults de The Ruins of Beverast – on l’avait déjà croisé ici…
5 Notamment les travaux des parents de sa femme Mary, William Godwin, l’un des pionniers de l’anarchisme, et Mary Wollstonecraft, une philosophe féministe.
6 C’est l’anti-féministe Eliza Lynn Linton qui a inventé cette expression de « shrieking sisterhood ». C’était le titre d’un article de 1870 où elle décrivait longuement des suffragettes en train de former « une parade hystérique à propos leurs désirs et de leurs intentions ».
7 Ici, « il » est utilisé par convention, en cohérence avec le choix de Faxneld.
8 Pour un portrait musical, voir le disque Songs Of Decadence: A Soundtrack To The Writings Of Stanislaw Przybyszewski, avec les contributions de Blixa Bargeld d’Einstürzende Neubauten, Stephen O’Malley de Sunn O))) et Jill Tracy, concocté lui aussi par Faxneld – on aura sans doute l’occasion d’en reparler…
