

J’aime beaucoup les cours intérieures des grandes villes, pour être exacte, les fenêtres sur cour : je suis curieuse, indiscrète, et je pourrais regarder les voisins pendant des heures. Il y a des années de cela, un ami m’accueille quelques semaines et de son balcon, je regarde l’immeuble d’en face, les silhouettes qui se détachent des dizaines de rectangles pâles, jaune ou bleutés, ces petits théâtres d’ombres dont je ne vois finalement pas grand-chose. Bien plus tard et par un hasard du genre de ceux auxquels on peine à croire, je pénètre dans l’un d’entre eux en allant dîner chez une toute nouvelle amie. De sa cuisine, je me rends compte que je vois le balcon où je passais mes soirées à une période qui à ce moment-là, me semblait lointaine. Je me dis que c’est pour ça que je m’y sens bien, à l’aise, que tout me semble familier.
Plus prosaïquement, si je m’y sens si bien, c’est que Karine sait recevoir dans son nid aux murs – étagères, tables, canapés – couverts de livres, et parce qu’au fil de la soirée, nous nous rendons compte que nous partageons suffisamment pour avoir l’impression de nous connaître depuis toujours. Cette impression de redécouvrir, accompagnée cette fois, tout ce qui peuple un monde intérieur – auteurs, artistes, musiciens – est précieuse, unique : on se surprend à trouver des dimensions inconnues à ce qui nous semblait le plus douillet.
Au fil des mois, la discussion se poursuit. Karine est une créature nocturne, elle est pipelette et j’aime écouter donc ces soirées ont des dimensions de nuits. On rit beaucoup mais on se plaît dans l’obscur. Je l’écoute jusqu’à tomber de sommeil et dans sa chambre d’amis, je suis visitée de rêves étranges et éloquents. Les confidences s’échangent au matin, baignées de lumière. Ces scènes se répètent ; Karine me dépanne ou me ramasse dans des états crépusculaires, je repars invariablement de chez elle avec un Tupperware du plat qu’elle nous cuisiné, ses encouragements patients, et des listes foisonnantes de livres à acheter. Peu aiment la littérature comme elle : elle était bibliothécaire, éditrice, écrivait elle-même, certes, mais surtout partageait comme personne, y consacrait ses jours et ses nuits, portée par un feu d’autant plus sacré qu’il est rare, contagieux, éclatant. J’ai pu m’y chauffer des années, je mesure ma chance.
Que va-t-il se passer maintenant que Karine est morte ? Passé le choc, le déni, ces négociations vaines et autres tractations pénibles avec l’inévitable, il faut bien se confronter au yeux inflexibles du vide – un vide que je croyais familier lui aussi, mais qui me montre un nouveau visage, inconnaissable. L’une de ses formes est un accroc dans le tissu des relations qui m’entourent. Je le regarde se raccommoder lentement mais résolument de lui-même, absente. Un temps je crois que c’est une émotion simple, que je suis tout simplement triste de ne plus pouvoir parler à mon amie. En fait je n’en sais rien, ces territoires que je croyais connaître à fond à force de les arpenter, ce champ de l’Asphodèle que Karine connaissait bien elle aussi, je les découvre, fragile et fatiguée, un pied devant l’autre, comme tout le monde. Je crois que je me sentais plus solide quand la Chloé de Karine – pas celle de chair et de sang qui écrit ces mots, mais celle perçue par Karine, par le prisme de son affection, de son indulgence – existait elle aussi. Ici encore, un vide.
Je me dis que mon corps doit bien savoir, saura, me dira quoi faire, mais pour le moment, son silence est assourdissant. Comme mon esprit, il est occupé à vouloir ce qui est hors de portée – alors j’attends.
Je pensais à elle en lisant Gabrielle Wittkop, Jean-Pierre Martinet, Fred Deux, en écoutant Bowie, Depeche Mode, Diamanda Galás, et même Bohren & der Club of Gore : pas de raison que cela cesse. Et puis elle voyait des signes partout – la synchronicité comme art de vivre, l’ubiquité du vampire – et à mon tour, je la retrouvais dans les lieux les plus incongrus, tissait entre les hasards des liens fertiles ; pas de raison que cela cesse non plus.
Lisez-la (sa préface au superbe Hemlock de Wittkop, ses articles ici, et même en ce lieu de perdition), soufflez sur les braises, ne laissez pas s’éteindre la flamme. Vivez, vivez, vivez.
En illustration, deux détails du poème « Anthorie » et du collage qui l’accompagne dans les Litanies pour une amante funèbre de Gabrielle Wittkop encore, dédiées aux chauves-souris et rééditées par Karine il y a quelques années…
