« Le principe violent du culte dionysiaque est le sparagmos, qui veut dire en grec « le fait de déchirer, arracher, massacrer », et, dans un sens secondaire, « une convulsion, un spasme ». Le corps du dieu, ou d’un substitut humain ou animal, est mis en pièces qui sont mangées ou disséminées comme des graines. L’omophagie, la dévoration rituelle de chair crue, est l’assimilation et l’internalisation de la divinité. L’ancienne religion à mystères reposait sur l’imitation du dieu par le fidèle. Le cannibalisme était une imitation, un théâtre primitif. On est ce que l’on mange. Les parties du corps démembré d’Osiris éparpillées sur toute la terre ont été collectées par Isis, qui a fondé un temple sur chacun de ces lieux. Avant son arrestation, Jésus rompit le pain pour ses disciples : « Prenez, mangez ; ceci est mon corps » (Matthieu, 26:26). Lors de chaque service religieux chrétien, l’hostie et le vin sont changés en corps et sang du Christ, consommés par le fidèle. Dans le catholicisme, ce n’est pas symbolique, mais littéral. La transsubstantiation est du cannibalisme. La sparagmos dionysiaque était une extase d’excitation sexuelle et de force surhumaine. Essayez de dépecer un poulet du supermarché à mains nues ! – d’autant plus une chèvre ou une génisse vivantes. L’éparpillement du sparagmos inséminait la terre. Ainsi, avaler des parties du dieu était un acte d’amour physique. Il y a peut-être une part d’omophagie dans toutes les formes de sexe oral, un rituel mystique, solennel et sadique. La nature vit de sparagmos, pas d’abstractions littéraires. Elle déchire pour reconstituer en permanence : un témoin d’un crash aérien récent où 131 personnes sont mortes lorsqu’un vent cisaillant a écrasé l’avion au sol a déclaré aux journalistes : « C’était comme des bras et des jambes arrachés, en flammes ». Les accidents et les désastres sont des spectacles religieux. Les médias à sensations nous donnent la vérité grotesque de ce qu’est la réalité.
Alors qu’il médite sur Apollon et Dionysos, Plutarque dit que le démembrement est une métaphore pour les métamorphoses de Dionysos « en vents et en eau, en terre et en étoiles, et en la génération de plantes et d’animaux »1. Dionysos, comme Protée, navigue entre toutes les formes d’être, des plus hautes aux plus basses. Humains, animaux, plantes, minéraux : aucuns d’entre eux n’ont un statut particulier. Tous sont rendus égaux et sacrés par le continuum de l’énergie naturelle. Dionysos, en aplanissant la grande chaîne des êtres, ne respecte aucune hiérarchie. Plutarque raconte des « énigmes et des légendes fabuleuses » à propos des « destructions et disparitions calculées suivie de retours à la vie et de régénérations » de Dionysos. Les religions à mystères offraient aux initiés la vie éternelle. La promesse de la résurrection fut et est toujours une raison majeure de la propagation du christianisme. Le culte olympien n’avait pas ce genre d’appât : le séparatisme visible des dieux apolliniens aux limites tranchantes s’appliquait aussi à leurs relations à leurs fidèles. Jane Harrison dit de la naissance de la tragédie dans le rituel dionysiaque : « Il n’y a pas de théâtre pour Athéna et Zeus et Poséidon car personne, dans ses moments les plus sauvages, n’a jamais imaginé pouvoir devenir Athéna ou Zeus ou Poséidon »2. Des traces de l’incarnation et de la théâtralité de la religion à mystère persistent dans la liturgie chrétienne, où les célébrants et les laïcs rejouent la Cène et le sacrifice sanglant de la Crucifixion. L’imitation du Christ irrigue les prières et les rituels, comme dans les quatorze stations de la croix ou les stigmates, lorsque les plaies sanglantes du Christ apparaissent miraculeusement sur les mains et les pieds des dévots. Notre mot « enthousiasme » vient de l’enthousiasmos dionysiaque, un état sauvage d’inspiration sacrée. Le dévot était entheos, « plein de dieu ». L’humain et le dieu avaient fusionné. Frazer écrit : « Chaque Égyptien mort était identifié avec Osiris et portait son nom »3. La religion à mystères est une communion, une union de l’humain et du divin qui déferle sur le monde avec une force qui conquiert tout. La religion à mystères est une vibration, un frisson ou un tremblement qui réduit le visible au tangible, une brutale imposition des mains.
L’apollinien et le dionysiaque, deux grands principes occidentaux, gouvernent les personas sexuelles dans la vie et dans l’art. Ma théorie, c’est ceci : Dionysos est l’identification, Apollon, la réification. Dionysos est l’empathie, l’émotion qui via la compassion nous transforme en d’autres personnes, d’autres lieux, d’autres temps. Apollon est le séparatisme dur et froid de la personnalité occidentale et de la pensée catégorisante. Dionysos est l’énergie, l’extase, l’hystérie, la luxure, l’émotivité – l’absence inconsidérée de discrimination entre différentes idées ou pratique. Apollon est l’obsession, le voyeurisme, l’idolâtrie, le fascisme – la frigidité et l’agression de l’œil, la pétrification des objets. L’imagination humaine roule à travers le monde en quête de cathexis. Ici, là, partout, elle s’investit dans des choses périssables faites de chair, de soie, de marbre et de métal, des matérialisation de désir. Les mots eux-mêmes, l’Occident en fait des objets. L’harmonie complète est impossible. Nos cerveaux sont divisés, et notre cerveau est séparé de notre corps. La querelle entre Apollon et Dionysos est celle qu’il y a entre le cortex préfrontal et le cerveau limbique ou reptilien. L’art reflète et résout l’éternel dilemme de l’humanité entre l’ordre et l’énergie. En l’Occident, Apollon et Dionysos aspirent tout deux à la victoire. Apollon créé les frontières qui fondent la civilisation mais mènent aux conventions, aux contraintes, à l’oppression. Dionysos est l’énergie déchaînée, folle, insensible, destructrice, dilapidatrice. Apollon est la loi, l’histoire, la tradition, la dignité et la sécurité des formes et des coutumes. Dionysos est le nouveau, grisant mais grossier, qui fait table rase pour pouvoir commencer à nouveau. Apollon est un tyran, Dionysos un vandale. Chaque excès engendre une réaction inverse. La culture occidentale oscille donc d’un point à l’autre en un cycle complexe, se répandant en hommages somptueux sous forme d’art, de mot et d’action. Nous avons couvert le monde de prouesses grandioses. Notre histoire est vaste, éclatante et infinie.
Maintenant, traduisons ces principes en psychologie et en politique. Plutarque appelle Apollon l’Unique, « qui refuse le Nombre et abjure la multiplicité ». L’apollinien est aristocratique, monarchiste et réactionnaire. L’instable et mobile Dionysos est la plèbe, le Nombre. Il est la foule et les décombres, à la fois la tyrannie de la majorité démocratique et la bouillie d’objets indénombrables qui gargouille dans la nature. Harrison dit : « Apollon est le principe de simplicité, unité et pureté. Dionysos, de la multiplicité du changement et de la métamorphose ». Les artistes grecs, selon Plutarque, attribuent à Apollon « uniformité, ordre et sérieux sans mélange » mais à Dionysos « la diversité », « l’allégresse, le libertinage et la frénésie ». Dionysos est celui qui porte un masque et qui improvise, il est l’énergie daemoniaque4 et l’identité plurielle. Dodds déclare : « Il est Lusios, ‘le Libérateur’ – le dieu qui par de très simples moyens, ou par d’autres moyens moins simples, nous permet pour une courte période de ne plus être soi-même, et par là même nous libère… L’objectif de son culte était l’ecstasis – ce qui pouvait autant vouloir dire ‘sortir de soi-même’ qu’une altération profonde de la personnalité »5. L’ecstasis (« se tenir en dehors de ») est une suspension du soi qui ressemble à une transe, schizoïde ou chamanique. L’amoralité de Dionysos est à double tranchant. Il est le dieu du théâtre, des bals masqués et de l’amour libre – mais aussi de l’anarchie, des viols collectifs et du carnage. L’allégresse et la criminalité sont cousines, elles bafouent la norme. Le glacial Apollon a une cohérence et une clarté sculpturales. L’ »Un » apollinien, strict, rigide, et contenu, est la personnalité occidentale comme œuvre d’art, hautaine et élégante.
Le sparagmos dionysiaque et la liquidité dionysiaque sont analogues. Le sparagmos dénie l’identité des objets. C’est la nature qui broie et dissout la matière en énergie. Ernst Cassirer parle de « l’instabilité » et de la « loi de la métamorphose » du monde mythique, qui est à « un stage beaucoup plus fluide et fluctuant que notre monde théorique de choses et de propriétés »6. La fluidité dionysiaque est la plénitude des marécages féminins, froids et humides. Les métamorphoses dionysiaques sont le scintillement de la machine en mouvement perpétuel survoltée qu’est la nature. Sparagmos et métamorphose, sexe et violence noient nos rêves où les objets et les personnes vacillent et se mêlent. Les rêves sont de la magie dionysiaque au sein de l’épanchement sensoriel du sommeil. Le sommeil est une caverne où nous descendons chaque nuit, notre lit, une tanière qui sent le renfermé pour hibernations primordiales. Là, nous tombons en transe, bavants et secoués de spasmes. Dionysos, c’est les réflexes automatiques, les fonctions involontaires de notre corps, le péristaltisme serpentin de l’archaïque. Apollon immobilise, Dionysos dissout. Apollon dit « Stop ! », Dionysos dit « Bouge ! ». Apollon rassemble et protège contre la tempête de la nature.
G. Wilson Knight remarque que « L’apollinien est l’idéal créé, les formes de beauté visionnaires qui peuvent être vues, la vue plutôt que le son, l’intellectualité qui nous est claire »7. Nous contemplons l’apollinien depuis une distance esthétique. Dans l’identification dionysiaque, l’espace s’effondre sur lui-même. L’œil ne peut plus maintenir son point de vue. Dionysos se noie dans les détails. Le rêve érotique et mouillé de liquidité dionysiaque arrondit les angles. Les objets et les idées sont troubles, brumeux – cette brume que chante Johnny Mathis lorsqu’il est amoureux. L’empathie dionysiaque est une dissolution dionysiaque. Le sparagmos, c’est le partage, rompre le pain ou le corps tous ensemble. L’identification dionysiaque est la camaraderie, l’identité étendue ou élargie. Elle est passée dans le Christianisme, qui a essayé de séparer l’amour dionysiaque de la nature dionysiaque. Mais comme je l’ai dit, il n’y a ni agapè, ni caritas sans éros. Le continuum de l’empathie et de l’émotion mène au sexe. L’erreur du Christianisme est d’avoir échoué à s’en rendre compte. Le continuum du sexe mène au sadomasochisme. L’erreur des sixties dionysiaques est d’avoir échoué à s’en rendre compte. Dionysus élargit l’identité mais anéantit les individus. La personne n’a pas de dignité libérale dans le dionysiaque. Le dieu donne toute latitude mais pas de droits civils. Dans la nature, nous sommes condamnés sans appel. »

Camille Paglia, Sexual Personae, 1990 : traduction maison de la fin du chapitre « Apollo and Dionysus » | Illustration signée Bineteau chipée ici et bricolée avec les moyens du bord | Spectral Voice, Sparagmos, 2024, parfaitement de circonstance et chroniqué ici

1 Œuvres morales, Plutarque
2 Prolegomena, Jane Harrison
3 Le Rameau d’or, James Frazer
4 [Paglia utilise le terme « daemonic » plutôt que « demonic » en anglais pour faire allusion au daimon antique plutôt qu’au diable chrétien ; je fais donc de même.]
5 Les Grecs et l’irrationnel, Eric R. Dodds
6 Essai sur l’homme, Ernst Cassirer
7 Poets of Action, G. Wilson Knight


