Ce qui suit est la traduction d’une conférence de Mark Fisher trouvée sur YouTube sous le titre Mark Fisher: The Slow Cancellation Of The Future [Mark Fisher : la lente annulation du futur]. Il y évoque certaines idées développées dans le premier chapitre notamment de Ghosts of My Life, que vous seriez bien avisés de lire, et que j’ai utilisées ici. Comme elle est fantastique et mérite d’être connue même des non-anglophones, j’ai décidé de m’y coller. Toutes les fautes et bizarreries éventuelles qui se trouvent ci-dessous sont bien évidemment de mon fait.
La lente annulation du futur
« Je vais parler aujourd’hui de certaines des idées principales de mon nouveau livre, Ghosts of My Life [Spectres de ma vie], qui constituent le parallèle ou l’envers des idées que je développais dans Capitalist Realism [Le Réalisme capitaliste]. Si Capitalist Realism évoquait la prise de contrôle non seulement de la culture et de l’économie, mais aussi de notre psyché par le capitalisme, Ghosts of My Life parle de ce qui a été étouffé par ce développement : de traces du dehors, de persistances d’extériorité dans ce monde complètement dominé par le capital. Mais ce que je vais surtout faire aujourd’hui, c’est vous annoncer une mauvaise nouvelle dont vous êtes déjà au courant en vous parlant de la culture musicale, notamment de la culture musicale britannique, comme symptôme d’une pathologie temporelle, d’un malaise au niveau du temps qui peut être compris au moins à deux niveaux.
Le premier est le niveau de l’Histoire elle-même, celui de notre sens de l’historicité : une impression récente et désormais omniprésente que l’historicité décline, pour reprendre une expression de Fredric Jameson. La théorisation de la postmodernité que Jameson a développée dans les années 1980 semble de plus en plus prophétique. Ce qu’il théorisait à l’époque comme un phénomène émergeant et relativement marginal est désormais omniprésent au point d’en être presque invisible, selon moi – mais j’y reviendrai.
Le second aspect de ce malaise temporel, c’est la façon de faire l’expérience du temps elle-même, la perception du temps phénoménologique telle que nous en faisons l’expérience dans notre vie quotidienne. Je dirais que ma thèse centrale en ce qui concerne ces deux choses, c’est que plus notre vie quotidienne est envahie par les urgences de ce que Jodi Dean appelle le « capitalisme communicatif » et Franco « Bifo » Berardi, « sémiocapitalisme », plus le rythme et les économies potentielles dispersées du capitalisme communicatif prennent le dessus sur nos existences, plus il devient difficile d’avoir une impression globale du moment historique dans lequel nous vivons.
Quelle est donc cette mauvaise nouvelle dont vous êtes déjà au courant ? C’est que le futur, la dimension du futur a disparu, et que d’une certaine façon, nous sommes naufragés, nous sommes toujours coincés au XXe siècle. Être au XXIe siècle, ça veut dire avoir la culture du XXe siècle sur des écrans haute définition, distribuée via une connexion à haut débit. C’est cela qui donne une sensation étrange de répétition, donne l’impression que le temps est obstrué, bouché, qu’il a ralenti, s’est aplani ou avance à reculons. Je ne veux pas dire que ce qui a disparu, c’est le sentiment de progrès dans la culture, comme si la jungle des années 1990 avait progressé au-delà de Robert Johnson. Ce que je veux dire, c’est que ce qui a disparu au XXIe siècle est, selon moi, l’impression de différence ou de spécificité, le sentiment qu’une certaine culture appartient à un certain moment. C’est comme si rien ne mourrait jamais, mais pas de façon positive : ça signifie que nous sommes assaillis de tous côtés par des espèces de styles zombies qui durent éternellement grâce aux revivals. Tout peut revenir. Il y a une sorte de tolérance excessive pour tout ce qui est archaïque. L’un des aspects du problème est que comme le sens de l’historicité est en déclin, il est devenu difficile de caractériser quoique ce soit comme archaïque. Comment dire que quelque chose est archaïque dans une situation où pratiquement tout semble vieux ?
L’expression qui résume cela le mieux, selon moi, et que j’ai utilisée au début de Ghosts of My Life, est « la lente annulation du futur » de Franco Berardi. « La lente annulation du futur » capture à la fois le sentiment de fin et sa nature graduelle. Car évidemment, le futur ne disparaît pas de la culture du jour au lendemain. Il s’étiole, s’évanouit. En ce qui concerne la culture musicale au Royaume-Uni, je pense qu’on peut dire que cette disparition a commencé à être visible il y a à peu près dix ans, et s’est depuis intensifiée. Et il me semble qu’entre-temps, nos attentes en ce qui concerne la musique – que je considère comme symptomatique, l’exemple le plus évident de ce phénomène, mais il ne s’applique pas qu’à elle – ont décliné, et cette sorte d’aplatissement du temps a été naturalisée. Nous n’attendons même plus de la musique qu’elle soit radicalement en rupture avec le passé. Le seul éventuel changement que nous attendons désormais de la musique et de la culture en général est une altération, une reconfiguration subtile de ce qui est déjà disponible, perceptible et compréhensible seulement par des aficionados, des initiés, et pas un bouleversement sensationnel évident pour tout le monde.
Pour Berardi, cette lente annulation du futur n’est pas qu’un phénomène culturel. Il s’applique aussi à la politique : l’impression de la disparition d’un futur politique, d’un futur complètement différent d’aujourd’hui sur le plan politique évidemment, mais aussi la disparition d’un sens du temps linéaire, d’une sort de vision narrative du temps où le temps est marqué de la même façon que l’espace est marqué, avec des points de repère dans le temps qui sont l’équivalent des points de repère dans l’espace. Ceux qui sont nés à la même époque que moi, à partir de la fin des années 1960-1970, ont fait l’expérience du temps comme marqué par la musique, d’une certaine façon ; il y avait une connexion forte entre la musique et certaines périodes. La musique pouvait être datée non seulement par année, mais souvent même par mois, ce qui donnait une impression de succession rapide de styles, genres, techniques, méthodologies… C’était ça, l’expérience de la modernité à travers la culture populaire.
La modernité telle qu’elle est théorisée par quelqu’un comme Marshall Berman relève d’une sorte d’impermanence permanente, de l’impression que toute forme est temporaire, évanescente, destinée à être dépassée, remplacée – à devenir obsolète. Je crois que désormais, c’est de cette façon que nous faisons l’expérience de la technologie plutôt que de la culture : maintenant, nous faisons l’expérience de la modernité à travers nos smartphones ou iPhones, c’est là que se trouve ce sentiment d’obsolescence permanente. Sur le plan de la culture, c’est presque l’inverse : il n’y a pas de critère d’obsolescence dans la culture. Au contraire, comme je le disais plus tôt, nous nous accommodons très bien de ce qui aurait auparavant été qualifié d’archaïque. Une partie du problème est qu’il n’y a pas de véritable perception d’une contemporanéité par rapport à laquelle quelque chose pourrait sembler archaïque. C’est ce qu’il se passe depuis à peu près une dizaine d’années. Je dis parfois qu’il y a des non-temps comme il y a des non-lieux. Dans la théorie de Marc Augé, les non-lieux sont les espaces de circulation du capitalisme tardif qu’on ne peut pas différencier les uns des autres : les aéroports, les centres commerciaux, etc. Il me semble que les années, les époques, sont devenues elles aussi des non-lieux : quel était le son de 2005 ? Celui de 2008 ? Ces années se fondent les unes aux autres. En revanche, si je vous demandais ce qu’était le son de 1975, vous verriez sans doute très bien de quoi je parle, même si vous n’étiez pas nés à l’époque.
Il me semble que l’une des caractéristiques du XXIe siècle depuis à peu près 2003 et de façon de plus en plus prononcée est la disparition de cette spécificité culturelle de chaque époque, le manque de marques distinctives, et le fait que ce qui est perçu comme futuriste appartient au passé. Ça n’a pas été mis à jour depuis les années 1990, en vérité. Dans les années 1990, des genres comme la jungle semblaient complètement sans précédents. Ça ne ressemblait à rien de ce que l’on pouvait entendre jusqu’alors, ça n’aurait pas pu être entendu auparavant ; ça nous donnait l’impression que le futur fondait sur nous, que nous étions pris dedans. Je crois que ce genre d’impression a complètement disparu. Maintenant, nous utilisons le terme « futuriste » comme nous utilisons le terme « gothique », il réfère a une série de protocoles de genre préexistants et bien établis. De la même façon que « gothique » évoque maintenant une police typographique, « futuriste » décrit quelque chose qui ressemble un peu à Kraftwerk par exemple, et pas quelque chose de véritablement futuriste. Ça ne fait pas référence à un futur réel ou même à un futur virtuel qui empiéterait sur le présent, mais à une série d’associations préexistantes désormais internalisées.
Pour prouver ce que je suis en train de dire, il suffit d’une simple expérience de voyage dans le temps : si nous pouvions projeter n’importe quelle musique du XXIe siècle en 1994 – je choisis 1994 délibérément car c’était il y a vingt ans, même si c’est un peu difficile à accepter pour certains d’entre nous – que se passerait-il ? Qu’en penseraient les gens de 1994 ? Est-ce qu’ils se diraient : « Mon dieu, c’est inexplicable, je n’ai jamais rien entendu de pareil. Ce n’est même pas de la musique ! » ? Je ne crois pas. Je pense que ce serait même l’inverse, qu’ils diraient : « Vous êtes sérieux ? Ça vient de vingt ans dans le futur ? Ça n’est pas très différent de ce que nous entendons de nos jours ». Cette période de vingt ans permet de prendre conscience du ralentissement, de l’aplanissement du temps dont je parle. En effet, en comparant cette fois-ci 1994 à 1974, les vastes mondes sonores qui sont nés puis sont morts, les mutations théoriques énormes qui ont eu lieu pendant cette période sont évidents. Et pareil pour 1974 et 1954 : la vitesse, l’efflorescence de sons, de sensations différentes qui ont eu lieu sur cette période… Depuis 1994, ça s’est tassé, je crois. Ce n’est pas que rien n’est arrivé, mais il me semble difficile de trouver quoique ce soit qui aurait été inimaginable sur le plan sonore en 1994 dans les vingt années qui ont suivi. Ce qui a été fait depuis, ce sont des séries d’extrapolations plutôt logiques de propositions et de méthodologies qui étaient déjà en place à l’époque.
L’un des aspects de ce phénomène est la disparition du rétro : le concept de « rétro » a disparu, noyé dans sa propre universalisation. Il y a toujours eu une dimension rétro dans la musique populaire, ça n’a rien de nouveau. Ce qui est nouveau de nos jours selon moi, c’est qu’il n’y a plus aucune alternative à ce qui auparavant aurait été qualifié de rétro. Rétro par rapport à quoi ? Qu’est-ce qui n’est pas rétro, de nos jours ? C’est une conséquence de ce que j’ai évoqué jusqu’à maintenant. J’ai pris conscience de ce phénomène au milieu des années 2000 – que je refuse d’appeler « noughties », même si cette décennie mérite bien un nom aussi horrible [noughties vient de nought qui veut dire « zéro », mais aussi « rien, vide »] – en entendant en passant dans un centre commercial la reprise de « Valerie » du groupe d’indie The Zutons par Amy Winehouse. La première fois que j’ai entendu cette chanson, en passant, donc, j’ai vraiment cru que c’était un morceau des années 1960, et j’ai complètement inversé la temporalité de son histoire : je croyais que le morceau de The Zutons était une reprise de cette chanson des années 1960. C’est une production de Mark Ronson : ce genre de remise à jour de sons des années 1960, c’est sa spécialité. Évidemment, en écoutant la chanson de près, c’est évident que ce n’est pas de la soul des années 1960, que ça ne peut pas en être ; reste que la réponse initiale montre bien l’écrasement du temps culturel qu’il y a eu entre temps : quelque chose datant de quarante ans plus tard peut sonner à ce point comme quelque chose d’une période plus ancienne…
J’ai eu une expérience similaire la première fois que j’ai entendu les Arctic Monkeys – qui sont par la suite devenus encore plus ennuyeux qu’ils ne l’étaient au départ, ce qui est un exploit ! – avec le clip de « I Bet You Look Good on the Dancefloor ». La première fois que je l’ai vu, j’ai vraiment cru qu’il datait de 1980, que c’était un groupe de post-punk dont je n’avais pas entendu parler à l’époque qui avait été redécouvert récemment. Tout, de la façon dont le clip avait été filmé aux vêtements portés en passant évidemment par la musique elle-même, conspirait à créer cette apparence, cette sorte de simulation. Et ici aussi, on peut s’imaginer sans problème ce disque passer en 1980. Ça aurait tout à fait pu exister à cette époque, il n’y a rien qui pourrait empêcher ce clip d’appartenir à l’année 1980. La raison pour laquelle je mentionne ces exemples, c’est qu’à mes yeux, il est évident qu’ils auraient dû être qualifiés de rétro. Des chansons qui sonnent comme si elles avaient pu sortir trente ou quarante ans plus tôt devraient être classées dans la catégorie rétro, mais ce n’a pas été le cas. Elles ont été présentées à nous comme faisant partie de la musique contemporaine. Mais c’est quoi, la musique contemporaine, si elle peut s’accommoder de musique pas seulement influencée par le passé, mais qui sonne véritablement comme si elle était sortie à un moment historique très éloigné (1980, quand on est en 2005, c’est il y a vraiment longtemps) ?
L’une des raisons qui peuvent expliquer cela, c’est que le XXIe siècle a été de bien des façons un désastre pour les musiciens. Beaucoup des développements principaux de la culture musicale du XXIe siècle ne leur ont pas été bénéfiques, en fin de compte. Les innovations technologiques principales concernent la consommation et la distribution de la musique plus que sa production. Il ne s’agit pas de dire qu’au XXe siècle, la situation des musiciens était idéale. L’époque des avances faites par les maisons de disques etc. n’était pas idéale, mais rétrospectivement, comparé à ce qui se fait maintenant, elle le semble de plus en plus. Paradoxalement, sur certains plans, les grosses maisons de disques protégeaient certains musiciens de la pression du marché. Le fait qu’elles proposaient des avances, qu’elles pouvaient gagner de l’argent grâce aux enregistrements, que la musique enregistrée était une marchandise qui pouvait apporter une rémunération donnait aux musiciens un peu d’autonomie, une autonomie dont ils manquent de plus en plus de nos jours. Une partie du problème est que la majorité de la production culturelle a été, en pratique, évincée de la catégorie des marchandises, ou plutôt qu’elle est devenue une marchandise dont le prix est zéro euros, alors que les choses dont ses créateurs ont besoin ont quant à elles été marchandisées à un degré extrême. Ils ont toujours besoin d’essence, d’électricité, de logement – j’y reviendrai, parce que la situation du logement à Londres est peut-être ce qui illustre le mieux cette impression de malaise…
Une autre dimension de cela à mon avis est que les nouvelles technologies n’apportent pas de sensations qui n’existaient pas dans la musique auparavant. Auparavant, l’utilisation de la pédale wah-wah, par exemple, s’entendait, l’effet des samplers s’entendait, les synthétiseurs s’entendaient… La technologie musicale du XXIe siècle a clairement modifié la culture musicale, mais pas d’une façon audible, pas au niveau de ce qu’on peut entendre. Cette culture de la communication ne s’entend pas, elle facilite seulement la distribution, la circulation de la musique. Elle ne change pas le son de ce qui est produit.
Si on réfléchit aux raison pour lesquelles c’est arrivé, pour lesquelles nous nous trouvons dans cette situation de malaise temporel et pour lesquelles c’est la culture musicale en particulier qui en est le meilleur exemple, la première explication, la plus évidente, c’est l’émergence d’internet. Ce qui coïncide plutôt bien avec la temporalité que je suggère, l’idée selon laquelle le futur a disparu il y a une dizaine d’année : c’est à ce moment-là qu’internet est devenu véritablement omniprésent. Internet existait avant cette période évidemment, mais la domination de nos vies par internet n’a vraiment commencé qu’il y a une dizaine d’années. C’est en gros ce que démontre Simon Reynolds dans Retromania [Rétromania]. Pour Simon, l’apport principal d’internet, c’est ce poids oppressant du passé… Le passé est si facilement accessible que ça complique l’émergence de la nouveauté. Je pense que c’est vrai, mais que ça ne suffit pas à tout expliquer.
Une autre remarque de Simon est à mon avis encore plus pertinente : il explique que ces dernières années, la vie quotidienne a accéléré mais la culture a ralenti. C’est cette accélération, cette fuite en avant qui nous ramène à ce que dont je parlais au début, à la deuxième dimension de cette pathologie temporelle qui concerne l’expérience que nous faisons du temps dans notre vie quotidienne, sa phénoménologie. Selon moi, c’est moins le résultat d’internet que celui du cyberespace, ce qui est un peu différent. Ces dernières années, avec le développement des smartphones, nous vivons véritablement à l’intérieur du cyberespace. Auparavant, avant les smartphones, nous allions sur internet, nous y accédions depuis des ordinateurs. Ça nous paraît déjà être un monde complètement désuet, à la Jane Austen, très éloigné du nôtre. Nous ne devrions pas voir les smartphones comme des objets, mais comme des portails ouvrant sur le cyberespace, et ce sont des portails que nous avons en permanence sur nous ; c’est pour cette raison que nous sommes toujours dans le cyberespace, ce qui va avec toute une série d’habitudes et de réflexes qui nécessitent un effort délibéré pour s’en défaire. Mais nous ne pouvons pas considérer l’émergence et l’omniprésence du cyberespace comme un phénomène isolé. Il faut le voir dans le contexte de la combinaison de néolibéralisme et de post-fordisme que j’appelle le réalisme capitalisme. Je préfère donc parler de cyberespace capitaliste plutôt que de cyberespace tout court. C’est dans le cyberespace capitaliste que nous nous trouvons.
Dans un pays comme le Royaume-Uni, ça coïncide avec l’éclipse finale de la social-démocratie. Qu’est-ce que cela signifie ? Pour quelque chose comme la culture musicale, cela signifie la fin du financement indirect. La majorité des développements majeurs de la culture musicale au Royaume-Uni n’ont pas été directement financés par l’État – il y a des exemples de cela, à vrai dire, mais ce n’est pas le financement direct de l’État qui a permis le développement de la musique populaire. En revanche, le financement indirect y a joué un rôle-clé. Le financement direct par l’État, c’est par exemple quelque chose comme le BBC Radiophonic workshop qui faisait partie d’un service public de diffusion, en revanche le financement indirect, c’est la machinerie de la social-démocratie elle-même, les bourses pour les étudiants, les allocations chômage, les aides au logement, les logements sociaux… Comme je le disais plus tôt, la ville de Londres permet une étude de cas particulièrement parlante : la situation du logement est probablement à elle seule suffisante pour expliquer tout ce dont j’ai parlé jusqu’à maintenant. Le fait qu’il soit si coûteux de vivre dans cette ville prive la culture d’énergie – d’énergie qui ne soit pas tendue, sous pression. Londres est épuisée sur tous les plans, notamment sur le plan littéral, et cette fatigue, cette agitation permanente et l’aspect inéluctable et omniprésent des urgences sont intensifiés par le cyberespace…
Une fois de plus, nous pouvons revenir à l’époque de Guy Debord, celle des années 1960, [de la société] du spectacle : là aussi, ça nous semble presque bénin en comparaison. Il fallait allumer la télé ou croiser un panneau publicitaire pour avoir son système nerveux assailli par les ordres, les urgences du capitalisme. Maintenant, nous les portons sur nous en permanence. Quand Deleuze décrit la communication, il dit que la communication est un ordre. Quand nous regardons notre smartphone, nous recevons des ordres ; c’est un poids sur nos systèmes nerveux qui n’existait pas auparavant. Nous devons faire face à des centaines d’injonctions chaque jour, et évidemment, il faut que nous les ignorions – il serait de toute façon impossible de les suivre toutes – mais la pression sur notre système nerveux est là quoiqu’il en soit.
Pour en revenir à la social-démocratie et au financement indirect de la culture, un exemple particulièrement important de cela est, au Royaume-Uni, l’école d’art. Le rôle des écoles d’art a été majeur dans certains développements de la musique, des Beatles et des Who au post-punk. Les écoles d’art ont été des institutions majeures à ce moment-là. Non pas qu’elles apprenaient directement aux gens à être dans des groupes et faire de la musique, mais elles ont permis le développement d’un circuit qui avait une dimension de classe particulière. À cette époque, les écoles d’art étaient des endroits que les classes populaires pouvaient fréquenter, et cette rencontre entre les classes laborieuses et la haute culture établie, l’avant garde, ou les scènes artistiques expérimentales a été extrêmement productive pour la culture de la musique populaire. Avec la montée du néolibéralisme, nous avons assisté au démantèlement de cette culture et des conditions qui la créaient, ainsi qu’au réembourgeoisement des écoles d’art. À l’époque, quand un enfant des classes populaires disait à ses parents qu’il voulait aller en école d’art, même si ses parents lui répondaient : « Non, pas du tout. Tu ne vais pas perdre ton temps là-bas mais plutôt faire quelque chose d’utile », l’étudiant pouvait avoir une bourse, n’avait pas de frais à payer et était donc en position de pouvoir dire : « J’y vais quand même ». Avec l’augmentation des frais d’inscription, cet espace d’autonomie a disparu, et le résultat de tout cela est qu’au Royaume-Uni, les écoles d’art sont à nouveau, comme je le disais, dominées par la bourgeoisie.
Une autre dimension de ce dont je parle est la restratification de la culture. L’une des raisons pour lesquelles la culture musicale me semble particulièrement significative sur cette période du début des années 1960 à la fin des années 1990, c’est que c’était un espace pour ce que j’appellerai le modernisme populaire, pour lequel l’école d’art a fait office de moteur où les techniques, méthodologies et préoccupations expérimentales étaient disséminées, étendues, approfondies et popularisées via la musique. Je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles la musique était aussi importante. La musique, ce n’était pas seulement de la musique : c’était un seuil, un portail vers toute une série d’autres ressources culturelles. Ce circuit est désormais fermé. La possibilité d’un modernisme populaire a disparu, et à la place, nous avons droit à un retour à une sorte de haute culture kitsch. Elle est kitsch dans la mesure où elle est toujours là, elle persiste, mais elle n’est plus capable de générer de la nouveauté, du nouveau. Et à côté de ça, il y a un retour à une sorte de lumpen culture de masse. L’espace où ces deux champs pouvaient s’articuler n’existe plus de façon signifiante.
Le New Labour [parti travailliste façon Tony Blair] au Royaume-Uni, ce n’était déjà pas terrible, mais nous sommes en plus tombés dans l’illusion que les choses ne pourraient pas être pires que sous ce parti – jusqu’à ce que les vieux conservateurs fasse leur retour et nous rappellent qu’en effet, il y peut y avoir pire ! Avec le gouvernement de coalition que nous avons depuis 2010, ce qu’il se passe, c’est la liquidation pratiquement systématique des derniers éléments de social-démocratie : des taxes sur les logements sociaux, sur le squat… La possibilité de squatter dans une ville comme Londres a été très importante pour quelque chose comme le punk. Le punk est inimaginable dans le Londres actuel en raison de la crise du logement. Le résultat de tout cela, c’est cette impression que le temps est assiégé au quotidien. L’un des éléments cruciaux des expérimentations menées dans les écoles d’art à l’époque était qu’elles formaient un espace où on était libéré de la pression du travail, où on pouvait se consacrer à des projets sans savoir où ils mèneraient, suivre leur logique immanente dans une optique d’ouverture radicale.
Ce genre d’espaces et d’espaces-temps sont fondamentalement atrophiés de nos jours. Désormais, être étudiant au Royaume-Uni consiste à, comme ailleurs, être massivement endetté, travailler, souvent avoir plusieurs jobs à la fois… Concrètement, ces espaces de liberté par rapport au travail et par rapport à l’immédiateté, à la mise sous pression du temps, ont été fermés. Je crois que cela signifie aussi la fin de l’ennui, ce qui est peut-être important. Vu d’ici, l’ennui a à bien des égards des allures de proposition quasiment utopique. La dialectique de l’ennui venant du situationnisme que l’on retrouvait dans le punk… Qu’est-ce qu’était la politique de l’ennui ? C’était l’idée que l’ennui présentait une sorte de défi existentiel, qu’il nous mettait face au vide de la mort, à la nécessité de faire quelque chose dans une sorte d’injonction existentielle… Tout cela a été éliminé maintenant que l’« ennui 1.0 » n’existe plus.
Mon slogan pour résumer notre époque serait : « Personne ne s’ennuie. Tout est ennuyeux. » Qu’est-ce que je veux dire par là ? Personne ne s’ennuie parce que nous sommes tous constamment inondés de microstimuli. Quand nous attendons à un arrêt de bus, là où auparavant nous nous serions ennuyés, la première chose que nous faisons est de regarder notre téléphone pour occulter cette espèce de terreur qu’il inspire. Ce qui nous débarrasse de l’expérience de l’ennui, mais n’empêche pas les choses d’être ennuyeuses. Et je crois que l’attrait principal d’une grande partie de la culture du XXIe siècle est ce mélange de culture et d’ennui simultanés. Nous nous ennuyons alors même que nous sommes curieux de certaines choses. Lorsque nous divaguons sur les réseaux sociaux sans pouvoir dormir pendant la nuit, à un certain niveau, nous nous ennuyons, même si nous sommes plus ou moins curieux de ce qu’il s’y passe. Il n’y a pas de répit des urgences du cyberespace, c’est ce que j’entends par « Personne ne s’ennuie » : nous n’avons plus la liberté de nous ennuyer parce qu’à un autre niveau, nous sommes enchaînés, nous sommes fascinés alors même que nous nous ennuyons, nous sommes distraits de notre ennui, de la nature ennuyeuse des choses, parce que nous sommes constamment soumis à ces espèces de compulsions idiotes.
Bifo a travaillé sur ce qu’il a appelé « l’inondation du système nerveux par les stimuli » qui produit cet état insomniaque où il n’est plus possible de rêver. Il y a un post très intéressant sur le site de Plan C écrit par un groupe anonyme qui s’appelle l’Institute for Precarious Consciousness, l’institut de la conscience précaire, où ils défendent l’idée que nous sommes passés de l’âge de l’ennui à l’âge de l’anxiété. Le fordisme, qui était auparavant le régime dominant du capitalisme, posait le problème de l’ennui : c’est barbant de passer quarante ans à l’usine, personne ne veut faire ça. Le capitalisme a solutionné ce problème de la façon dont il solutionne tous les problèmes, comme un génie de conte de fée : « OK, tu ne veux pas t’ennuyer ? Nous allons donc nous assurer que tu ne t’ennuies pas : tu seras constamment anxieux ». Cette impression d’anxiété universelle est une autre de ces choses qui nous empêchent désormais de faire l’expérience de l’ennui, sans empêcher pour autant que la culture soit ennuyeuse. La culture est ennuyeuse, mais tout le monde est préoccupé en permanence et donc pas en mesure d’accéder à cet ennui.
Je pense que ce qu’il nous faut, c’est une politique du temps, une compréhension de ces façons qualitativement différentes de faire l’expérience du temps. Ces attaques contre le temps sans pression, sans tension, libre de toute urgence font partie de la domination du capitalisme sur la culture, en ce moment. On peut même envisager ce problème comme une lutte sur le plan métaphysique : il y a des forces qui veulent que nous soyons constamment anxieux, que notre attention soit constamment fragmentée et dissipée, et elles sont clairement en train de gagner. C’est la force dominante en ce moment, et elle s’oppose à une autre conception du temps, une tendance à l’envisager de façon plus ouverte, plus étendue, sans pression, et qui est désormais radicalement fugitive. Il est très difficile d’y avoir accès, surtout dans une ville comme Londres. Londres redouble tout : tout est bloqué, bouché par le fait que tout soit difficile, bondé, cher… De bien des façons, c’est une sorte de forme physique du cyberespace. Et puis en plus de ça, il y a l’expérience du cyberespace en soi ; tout le monde enchaîné, hypnotisé par son téléphone pour le perpétuer en essayant d’y échapper.
L’une des choses dont je parle de le livre est : que peut-on faire dans une situation où il semble que rien de nouveau ne pourra jamais advenir ? Que peut-on peut faire lorsqu’on a mis fin au futur ? Il est important d’insister sur le fait que l’idée n’est pas d’adopter trop facilement une perspective nostalgique où nous dirions que tout était génial dans les années 1970, 1980 et 1990, et que maintenant tout est horrible. Encore que je trouve que la nostalgie est plus souvent critiquée que l’inverse, c’est-à-dire cette espèce de crédulité en ce qui concerne le présent. Celle-ci me semble être un problème bien plus important que la nostalgie vu le poids immense de l’industrie de la communication, de la publicité, etc. Leur rôle dans la production délibérée de ce déclin de l’historicité ne doit pas être sous-estimé. La nostalgie est un problème dans la mesure où elle nous fait surévaluer le passé, mais je crois que le problème principal, c’est que nous surévaluons le présent, que nous sous-évaluons les insatisfactions qu’il génère en nous. C’est ce que nous sommes invités voire poussés à faire de toutes sortes de façons différentes.
Donc plutôt que d’invoquer un passé qui a véritablement existé pour le comparer au présent, je pense que nous pourrions critiquer le moment présent et ses manquements à partir des futurs projetés au XXe siècle, à partir de la différence choquante entre ce que nous imaginions à l’époque et ce qui s’est véritablement passé révélée par la petite expérience de pensée où je suggérais que nous projetions la musique actuelle dans le passé. Face à cela, ce qu’on nous offre, c’est une opposition entre une forme de mélancolie politisée et la dépression – il n’est pas génial, le choix que nous avons de nos jours… Ce que je veux dire par mélancolie politisée, c’est le refus de s’ajuster au moment présent, être en mesure de dire : « Je ne peux pas accepter ça ». C’est ce que je ressens lorsque j’allume la radio. Du morceau qui passe, je me dis : « J’aime bien, mais ce n’est pas acceptable ». Je ne peux pas m’adapter au fait que ce genre de chanson aurait pu sortir il y a vingt ans – et ça ne concerne même plus seulement le rock ennuyeux, c’est pareil pour la dance. On ne peut pas se faire ça. Et même si ça doit continuer comme ça éternellement, je crois que je refuserai toujours de m’adapter à une époque qui considère comme acceptable que les choses soient aussi anachroniques. L’alternative à ça, c’est la dépression, une sorte de dépression naturalisée où nous acceptons tout simplement que rien de nouveau n’arrivera plus jamais, et que ce n’est même plus un problème. Lorsque cette logique dépressive prend le dessus, les gens disent des choses du genre : « Ouais, rien de nouveau n’arrivera plus jamais, et alors ? Est-ce qu’il se passait des choses avant ? C’est complètement surévalué, il n’y jamais vraiment eu de nouveautés ». On commence à tout négocier à la baisse, pas seulement le présent, mais même tout ce qu’il s’est passé jusque là. Je crois que ce genre de tendances font partie de notre surévaluation du présent.
Ce que j’explore dans le livre, ce sont entre autres ces formes d’inadaptation mélancolique comme stratégies de refus d’un présent qui n’est pas vraiment un présent, de refus de la faillite du futur. L’un des fils rouges que je suis est cette aspiration à un futur dans des conditions où le futur ne peut plus arriver. Je crois que ce qui s’articule de manière authentique dans le présent, c’est que personne ne peut créer une idée du futur par la force ou la volonté seules. Il faut que nous acceptions que les conditions qui permettaient un sens de la futurité ont réellement été attaquées, et l’action volontaire ne peut pas le résoudre : les circonstances l’ont vraiment radicalement détériorée. Mais si nous ne voulons pas abandonner, si nous ne voulons pas complètement nous soumettre à ce présent où le futur a disparu, ce qu’il nous reste, c’est un certain genre d’aspirations, de désirs, de manques, et c’est une forme de fidélité à ces aspirations, ces désirs et ces manques que je poursuis dans le livre. »
