Syzygie

Parfois, il est difficile d’ignorer l’alignement des planètes. J’aime les synchronicités parce que j’aime interpréter, j’aime les fils narratifs, j’aime le sens qui émerge du chaos comme j’aime le chaos qui émerge du sens. Est-ce que le souffle qui conduit les êtres est aussi dans les sphères ? Je ne crois pas vraiment que l’univers me parle, je ne crois en aucune instance qui tire les ficelles, je sais que l’intentionnalité que j’y trouve est la mienne seule : c’est justement là tout l’intérêt de la chose. Chaque synchronicité perçue est une poignée de signaux qu’on a choisi de remarquer plutôt que d’autres parmi les milliers dont nous sommes bombardés en permanence ; chaque synchronicité est donc la manifestation d’un désir, avoué ou non.

Ces derniers mois, j’orbite autour d’une citation de La Pesanteur et la Grâce de Simone Weil : « Il faut accrocher son désir à l’axe des pôles ». Je la trouve limpide et impénétrable, je crois que j’essaie d’en esquiver le sens qui pourtant s’impose à moi ; je fais exactement l’inverse. J’accroche l’axe des pôles à mon désir, je lis dans le mouvements des astres ce que j’ai envie d’y voir, y puise l’énergie que j’ai envie d’y trouver, négocie avec sans vergogne, le plierait à ma volonté si je le pouvais. Mais je me soigne : je sais qu’à chaque synchronicité, l’extérieur suggère de regarder l’intérieur sous peine de passer sa vie dans une galerie de miroirs. Reste que dehors, les planètes continuent à s’aligner parfois, et, à leur manière, montrer la voie.

Lorsque trois astres s’alignent – en conjonction ou en opposition –, on parle de syzygie : c’est ce qu’il se passe lors de la pleine lune, de la nouvelle lune ou des éclipses. C’est ce qu’il se passe aussi lorsqu’en quelques mois d’un printemps sombre, trois albums sortent ornés d’une éclipse solaire justement, formant mieux qu’une constellation, une conjonction imprévue, un alignement parfait pour temps obscurs.

Juste après l’équinoxe, Masters of Reality a ouvert la voie avec The Archer et son éclipse décentrée, déclinante peut-être. Derrière ce nom au blacksabbatisme pas très subtil se cache le groupe de Chris Goss, connu pour avoir été l’un des architectes du desert rock – il a produit les albums cruciaux de Kyuss, Queens Of The Stone Age et consorts. The Archer ne ressemble à rien de tout ça : c’est du rock un peu bluesy, un peu daron, très classe, qui me fait penser parfois à Mark Lanegan, et souvent au David Bowie – autre expert ès astres sombres – du milieu des années 1970. « L’Archer, c’est qui que ce soit que l’on perçoit comme le maître invisible de son destin », explique le musicien de manière un peu sibylline. Les conjonctions astrales par exemple, surtout lorsqu’elles prennent la forme d’un soleil noir.

(Digression à propos d’un alignement des planètes un peu plus ancien : dans les toilettes du Divan du Monde il y a bien longtemps, après le dernier set qu’ait jamais joué Diapsiquir, j’avais entendu une fille en t-shirt Emperor résumer le concert à son amie par un laconique : « Qu’il aille voir un psy et arrête de nous faire chier ». De mon côté, j’en étais sortie laminée mais transfigurée. Non seulement les circonstances – celles du concert, celles aussi de mes lectures et préoccupations du moment – m’avaient enfin permis de « rentrer » dans ce groupe autour duquel je tournoyais, fascinée mais circonspecte, depuis un moment déjà, mais en plus j’avais eu une expérience de compréhension/pénétration/empathie comme j’en ai rarement vécues, quelque chose de difficile à décrire, de noir et viscéral et vrai. Évidemment, drapée d’un sentiment de supériorité infernal dont rétrospectivement, je ne suis pas nécessairement très fière, je me suis dit que cette fille ne comprenait rien à rien, qu’elle était stupide ou lâche ou faible ou que sais-je, alors qu’en réalité je peinais à me remettre tellement mes mains tremblaient. Il y a un degré où la nudité, la sincérité deviennent franchement inconfortables : cet inconfort signale que c’est justement là qu’il faut tenir bon et regarder, écouter, idéalement comprendre des choses qui ne peuvent pas se comprendre autrement.)

C’est cet inconfort justement que j’ai retrouvé la première fois que j’ai écouté Dépression d’Eros Necropsique – début mai, milieu du printemps, nadir pourtant – ; au-delà de la beauté des textes et des textures, c’est lui qui m’a mordue et m’a invitée à creuser. Je me suis déjà suffisamment répandue en longueur sur cet album et son soleil noir, je ne vais pas en rajouter ici. En alchimie, l’éclipse solaire symbolise le nigredo, l’œuvre au noir, la calcination, la décomposition ; par analogie, dépression, obscurité, démons intérieurs, arrêt des forces vives – prosaïquement, le fond du trou1, dont on émerge – si on en émerge… – transformé. Dépression le cartographie méticuleusement sur huit longues chansons, met le doigt où ça fait mal encore et encore pendant cinquante minutes, brûle : quand il s’achève, la lumière du jour fait mal aux yeux. C’est beau, les illuminations, même quand elles sont noires.

Recitations doit en savoir quelque chose vu la longueur des hivers et des nuits à Trondheim : après une demo sortie il y a bien longtemps (2016, ça semble déjà un autre monde), le groupe a lui aussi choisi l’éclipse solaire pour son premier album, Another Voice Possesses, sorti juste avant le solstice. Leurs débuts laissaient déjà entrevoir pas mal de synthés et d’escapades stellaires dans leur black metal. Cette fois-ci, ils ont la part belle, et le son de l’album s’élargit dans un mouvement inverse à celui de sa structure de tourbillon où les trois morceaux sont de plus en plus courts, comme des ondes qui convergent toutes vers un même point : le silence. Lent, trippant, atmosphérique, évoluant un peu dans les mêmes eaux qu’Urfaust à son époque « méditative », l’album tourne autour du vide sans se laisser happer par sa force de trou noir.

(Encore une digression, encore une syzygie : de l’éclipse solaire de 1999, que j’avais pu voir totale, je me souviens surtout d’une atmosphère verdâtre et frissonnante sans aucun équivalent, d’un immense souffle retenu, comme si l’espace de quelques minutes, faune et flore avaient été prises d’une sorte de doute terrible. Et puis le soleil a montré son grand visage aveuglant à nouveau, et tout a repris que si de rien n’était. J’avais été abasourdie de constater que rien n’avait changé, qu’un tel événement n’avait pas métamorphosé en profondeur le tissu des choses, de moi-même. Mais après tout peut-être qu’en fait, quelque chose a bel et bien bougé.)

Histoire d’enfoncer le clou – à croire que trois soleils noirs, ce n’était pas assez pour prendre conscience de la nature périapocalyptique de ces derniers mois, voire de ces dernières années –, je suis retombée sur l’omineuse éclipse solaire et son prophète le plus illustre, Gérard de Nerval, en lisant enfin mon anthologie des poètes du Grand Jeu. Dans un texte fascinant, Nerval le Nyctalope, René Daumal s’attarde sur le pays sans soleil dont parlait le poète, celui des rêves où selon lui « on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive ». Daumal explique comment y accéder grâce à un tutoriel pour sorties de corps qui semble assez convaincant mais dont je n’ai, je dois l’avouer, pas réussi à faire grand-chose, et le cartographie là-aussi, en en décrivant le château, les couloirs, les escaliers digne des gravures d’Escher ou des prisons imaginaires de Piranèse qu’il parcourt à longueur de nuit, comme son confrère poète et nyctalope l’avait fait quelques décennies plus tôt.

La physionomie du soleil est changeante pour ne pas dire lunatique chez Nerval : il lui suffit d’un sonnet pour passer du livide au noir. Immortalisé astre de la mélancolie en noir, puis noir encore et accompagné d’un « globe rouge de sang », annonciateur de la fin des temps, le soleil finit par disparaître pour de bon – rien que ça. Dans Aurélia, Nerval décrit ses crises visionnaires comme « l’épanchement du songe dans la vie réelle » : ce qui coule engloutit le soleil puisque c’est par son absence qu’il brille dans les rêves. Et peut-être que c’est par le trou d’orbite vide que forme ce soleil mort dans le ciel que se font ces dégoulinements : peut-être que c’est par lui que circulent les désirs silencieux, les affinités électives, les fraternités mystérieuses, les enchevêtrements du silence et de la musique. Ça, ou l’Apocalypse est proche…

1 Dans un registre adjacent (mais si, et puis pensez au soleil noir de Coil si besoin est), j’aime bien cette chronique très « anus solaire » d’un autre album-éclipse sorti dernièrement : Birthing de Swans.

La première image de l’article est une estampe d’Odilon Redon, expert ès soleils noirs s’il en fut, dédiée à Edgar Allan Poe et chipée ici.

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